Si le présent, selon les sciences de la terre, explique bien le passé géologique de notre planète, en revanche, il faudrait procéder inversement pour appréhender la vie de l'homme d'aujourd'hui. Pour ce faire, il y a lieu de mobiliser toutes les connaissances, y compris celles ayant trait aux élucubrations de l'imagination dès lors que l'insensé, ou ce qui nous paraît comme tel, finit toujours par produire du sens. Wahb Ibn Mounabbih (654-732) est le premier polygraphe arabe à s'être intéressé à ce type de cheminement épistémologique dans son livre fabuleux, Kitab Ettidjane ou Livre des Diadèmes, suivant ainsi à la lettre l'enseignement coranique. Il est également le premier à avoir fait usage du vocable « kitab » sur le modèle de la parabole coranique contenue dans le verset suivant : « Le jour où nous plierons le ciel comme on plie le rouleau des livres ». A ses yeux, la vie n'est qu'un beau livre qu'il faut savoir écrire et lire en même temps. Il voulait au départ relater uniquement le prestigieux passé des monarques yéménites d'avant l'Islam. Sa vision cosmogonique l'en détourna, ou plutôt l'invita à mêler beaucoup d'imagination à beaucoup d'émotion pour enchaîner à la queue-leu-leu des histoires fantaisistes d'autrefois, parfois acceptables. En d'autres termes, Wahb, ne se contentant pas ainsi de raconter l'histoire de la création d'Adam, renvoie à son lecteur l'image de tout le macrocosme. Il ne faut donc pas s'étonner de lire sous sa plume des histoires où il est question de l'Arche de Noé, du Déluge, des guerres tribales en Mésopotamie, du premier homme, Adam, qui, selon lui, avait une connaissance des langues que les hommes devaient parler après sa disparition. Rien n'est mis au conditionnel. Ainsi, le prophète Idriss serait le premier homme à avoir pris un stylus pour écrire ; Eve a vécu 930 ans ; Iram est la ville mythique du Yémen où l'on devenait aveugle dès que l'on y entrait ; le Nil est le point extrême de la terre à l'ouest et tant d'autres aspects anecdotiques devant lesquels la mythologie gréco-babylonienne ne ferait pas le poids, et pour cause. Convié, en quelque sorte, par l'extravagance de son sujet, Wahb résolut d'y mettre tout ce que sa puissance d'imagination pouvait lui permettre sans suivre à la lettre l'enseignement coranique. C'est pourquoi, le reproche lui est fait par les rigoristes de tous bords d'avoir pris appui sur les écrits hébraïques antéislamiques. Pourtant, il y eut, en son siècle, des auteurs qui le suivirent pas à pas et qui n'ont pas manqué d'évoquer l'histoire de l'humanité depuis le commencement de la création sans disposer de références en la matière. Beaucoup de polygraphes arabes ont suivi son modèle faisant ainsi un mélange, plus ou moins heureux, entre le réel et le merveilleux comme Al-Mas'udï dans Les prairies de l'or, ou encore les différentes versions sur l'ascension du prophète et les premiers chapitres des livres traitant de l'histoire du premier homme. En fait, Wahb Ibn Mounabbih a créé un genre littéraire qui a eu ses adeptes avant de sombrer dans l'oubli durant des siècles. Il faut dire que ce livre a connu un destin quelque peu particulier. Ce n'est qu'en 1928 qu'il a été édité, en Inde, pour la première fois, puis, en 1955, au Yémen, lieu de naissance de son auteur. Le manuscrit original, découvert à Sanaâ il y a plus de cinq siècles a été retranscrit pour la postérité par un prisonnier qui voulait coûte que coûte reprendre sa liberté. A notre tour d'invoquer le Tout-Puissant pour que l'imaginaire retrouve ses lettres de noblesse dans le monde arabe.