Face à la multiplication des attentats perpétrés par les combattants du FLN, la torture, d'abord restreinte, deviendra systématique, méthodique. Le premier supplicié : « Là où je l'ai vu la pratiquer de façon directe, c'était quand il s'est assis sur mon torse et il tenait la serpillière. Il disait à celui qui versait de l'eau de continuer, de ne pas s'arrêter… » Le deuxième supplicié : « Ils ont enlevé le matelas et nous ont ligotés sur le sommier, mon père et moi. Et ils ont commencé la torture… » Le troisième supplicié : « C'était lui le tortionnaire. C'était lui le responsable, c'était lui le chef des tortionnaires… » Lui, c'est Jean-Marie Le Pen, ancien lieutenant de l'armée française durant la guerre d'Algérie. Eux, ce sont Mustapha Merouane, Mohamed Abdellaoui et Abdelkrim Amour, trois Algériens arrêtés au cours de la Bataille d'Alger avant d'être atrocement suppliciés par le lieutenant Jean-Marie Le Pen. Eux accusent, lui nie tout. Et comme pour mieux marquer son dédain, Le Pen prend même l'accent arabe pour répondre à ses accusateurs : « C'était comme Sarko, dit-il. Je suis omniprésent. Il était partout Missieur. Il était à Fort l'Empereur, il était à la villa des Roses, il était à Belcourt, il était à La Casbah. C'était le diable absolument. C'est ça, oui… » Ainsi commence le documentaire choc que diffusera ce soir à 23h la chaîne France 2 : « La Question : Le Pen et la torture », réalisé par le journaliste et cinéaste José Bourgarel. Plus de cinquante ans après les faits, Bourgarel fait ainsi parler des suppliciés, des historiens, des journalistes, des avocats, des politiques et bien sûr l'intéressé lui-même autour d'une seule et unique question : Jean-Marie Le Pen a-t-il oui ou non pratiqué la torture au cours de ses six mois de service passés en Algérie en tant que lieutenant du 1er régiment étranger de parachutistes (1er REP) ? Le documentaire est remarquable tant il est concis, équilibré et juste. Plus de deux ans après le début de l'insurrection armée en novembre 1954, la guerre d'Algérie va entrer dans une nouvelle phase, lorsque le FLN portera le feu au cœur d'Alger. Incapable d'en finir avec la rébellion, le gouvernement socialiste de Guy Mollet accorde alors les pouvoirs spéciaux à l'armée. Nous sommes en janvier 1957. Plus de 8000 parachutistes sont chargés de traquer, arrêter et torturer tous les suspects. Parmi ces hommes qui vont conduire la répression, on retrouve un jeune lieutenant de 27 ans, grand blond à la mâchoire carrée, Jean-Marie Louis Le Pen. De retour d'Indochine, où les troupes françaises ont subi une terrible débâcle, ce jeune militaire est pour ainsi dire bien taillé pour l'emploi. Populiste, anti-républicain, Le Pen n'est pas moins farouche partisan de l'Algérie française. « Par solidarité et pour voir ce qui s'y passe là-bas », il s'engage donc comme para volontaire pour une période de six mois. Il en fera trois. La torture massive,rapide et généralisée Face à la multiplication des attentats perpétrés par les combattants du FLN, les militaires français vont alors employer tous les moyens, pratiquer toutes les méthodes, même les plus répréhensibles pour faire parler les suspects. D'abord restreinte, la torture deviendra systématique, méthodique. « L'utilisation de la torture est massive, rapide et généralisée », commente l'historien Benjamin Stora. Les paras patrouillent dans Alger de jour comme de nuit et des milliers d'Algériens seront ainsi arrêtés, interrogés et torturés. Quand ils ne sont pas tout simplement exécutés. Mustapha Merouane avait 20 ans à l'époque. Dans la nuit du 2 au 3 février 1957, les militaires investissent sa maison située dans La Casbah. L'interrogatoire se déroulera au domicile familial-même. C'est Jean-Marie Le Pen qui faisait fonctionner le courant électrique. Toutes les quarante minutes, le supplice de la gégène recommençait, si d'aventure le malheureux refusait de donner des noms et des adresses des caches. « Le Pen prenait des notes », dit Mustapha. Mohamed Abdellaoui, 20 ans, n'aura pas plus de chance. Lorsqu'on le conduit aux séances de torture, il s'entend dire : « M. le député t'appelle à l'assemblée… » M. le député, c'est bien sûr Jean-Marie Le Pen. Dans une chambre chichement meublée, Mohamed fait face à son tortionnaire. « A poil ! », lui lance ce dernier. Nu comme un ver, les mains et les pieds liés, un fil électrique accroché à son sexe, Mohamed sera soumis à la torture pendant un mois. « Jean- Marie Le Pen a jeté un bidon d'eau sur moi », raconte-t-il. Le Pen le tire par les cheveux et lui tape la tête contre le sol. Brisé, à bout de forces, Mohamed en appelle à la mort pour le délivrer de son martyre. « Tuez-moi », implore-t-il ses bourreaux. Abdelkrim Amour a 19 ans lorsqu'il est arrêté au cours d'une rafle à Alger. Il sera torturé de la même manière par, dit-il, un fou sanguinaire qui se faisait appeler lieutenant Marco. « C'était une équipe entraînée dans la haine. Ils voulaient nous casser, nous briser… » Face à la caméra de Bourgarel, il raconte avec le souci du détail : « Assis sur mon ventre, ils versaient de l'eau. Quand ils s'arrêtaient, Marco relançait le tortionnaire : ‘‘Allez continue, continue…'' » Le lieutenant Marco, c'était le surnom donné à Jean-Marie Le Pen par ses colégionnaires du 1er régiment étranger de parachutistes. Mohamed Chérif Moulay, lui, avait à peine 12 ans quand les paras étaient venus arrêter son père, un haut responsable politico-militaire du FLN, le 2 mars 1957. Pendant plusieurs heures, le pauvre père fera l'expérience d'une large gamme de supplices qui vont des coups en passant par l'eau savonneuse qui remplissait le ventre au point que celui-ci tend à exploser, jusqu'à la gégène. Amnistie pour les tortionnaires Non loin de là, l'enfant, ses frères, ses sœurs et sa mère assistaient au spectacle et pouvaient entendre tout : les cris, les gémissements, les râles, une rafale de mitraillette, puis le silence. Le lendemain, le fils se rend sur les lieux et récupère un poignard accroché à un ceinturon kaki. Sur le poignard, celui-là même utilisé naguère par les jeunesses hitlériennes, peut lire l'inscription suivante : « JM LePen-1er REP ». L'équipée algéroise de Jean-Marie Le Pen s'achève le 31 mars 1957. Le Pen rentre en France. En mars 1962, l'Algérie et la France signent les fameux Accords d'Evian qui marquent la fin de la guerre. Dans la foulée, des décrets d'amnistie sont promulgués interdisant toute poursuite judiciaire contre les Algériens et les Français coupables de crimes, de meurtres, d'assassinats, de massacres ou de tortures commis au cours du conflit qui aura duré sept ans. Que répond Jean-Marie Le Pen lorsque le journaliste José Bourgarel le confronte aux témoignages de ses victimes ? Goguenard, moqueur, voire méprisant, l'ancien lieutenant dément, s'offusque, s'indigne et crie au complot. « Je n'ai aucune considération pour ce genre d'accusations », clame-t-il. Sa ligne de défense demeure la même, intacte, inchangée, immuable, même lorsque le réalisateur exhume les archives de l'époque. Et les écrits sont pourtant accablants. Le 9 septembre 1962, Jean-Marie Le Pen accorde une interview au journal Le Combat. Il dit : « Je n'ai rien à cacher. J'ai torturé parce qu'il fallait le faire. » Un autre témoignage viendra confondre l'ancien lieutenant français. Le 4 octobre 1966, l'ex-maire d'Alger, Jacques Chevallier, accuse nommément Jean-Marie Le Pen d'avoir torturé un de ses employés. Foutaises, répond à nouveau l'intéressé. Depuis, rares seront les gens qui oseront fouiller le passé sombre de Jean-Marie Le Pen. C'est que depuis, l'homme s'est taillé un costard de redoutable politique doublé d'un riche homme d'affaires. En 1972, il crée le Front national avant de devenir, dix ans plus tard, une véritable force politique en France quand le parti réussira à décrocher ses premiers sièges aux assemblées communales lors des élections de mars 1983. Hélas, pour l'ancien séide de l'Algérie française, si l'amnistie interdit le jugement des anciens tortionnaires, ceux-ci n'échappent pas pour autant au travail des historiens ainsi qu'aux enquêtes des journalistes. Il faudra donc attendre février 1985 pour que les remugles du passé ressurgissent avec la publication dans les colonnes du quotidien d'une enquête retentissante sur le passé de Jean-Marie Le Pen en Algérie. Aussi, pour la première fois, des Algériens acceptent de témoigner à visage découvert sur les tortures subies des mains mêmes de l'ancien lieutenant. Les témoignages sont accablants, mais Le Pen ne se démonte pas. Ulcéré, il décide d'attaquer en justice le quotidien pour diffamation. Il le fera d'ailleurs systématiquement contre quiconque oserait évoquer son « escapade » algéroise. Bien que la justice ait condamné Libération pour diffamation, le journal produira un nouveau témoignage, encore plus accablant, d'un ancien compagnon de Le Pen. Le sergent Wilhelmus Vaal se souviendra avoir vu celui-ci dans ses œuvres à la villa des Roses à Alger. Il raconte dans Libération : « Il tapait sur un type qui était déjà entamé, raconte-t-il. Et encore branché à la gégène. » Le Pen ignore les faits Qui est Vaal ? Pour de nombreux Algériens, ce légionnaire n'est pas un parfait inconnu. Vous vous souvenez de cette fameuse photo de Yacef Saâdi prise peu de temps après son arrestation à La Casbah, le 23 septembre 1957 ? Sur le cliché en question, on peut voir deux policiers avec un képi mettant en joue le prisonnier. Un troisième militaire, en tenue de para, se tenait dans l'encadrement de la porte, juste derrière Yacef Saâdi. C'était le sergent Wilhelmus Vaal. Mais une fois de plus, Le Pen feint l'ignorance et évacue l'existence du légionnaire d'un brusque mouvement du menton. Si Jean-Marie Le Pen a gagné tous les procès qui l'avaient opposé à ses contempteurs, un tournant surviendra tout de même en 2002 lorsque le quotidien Le Monde, sous la plume de la journaliste Florence Beaugé qui publie les 4 mai et 4 juin 2002 de nouveaux témoignages d'Algériens torturés par le Pen. Evidemment, celui-ci portera l'affaire devant la justice. Mais au lieu de lui donner encore une fois raison, les juges débouteront le président du Front national. Le Pen tortionnaire ? « C'est un complot de la droite libérale », tonne-t-il. Cinquante ans après les faits, Jean-Marie Le Pen refuse d'admettre les faits. Quid de ses victimes ? « Je ne peux pas dormir, dit Mohamed Abdellaoui. Je suis possédé. Mon cœur va s'arrêter… »