Alger accueille une exposition prestigieuse que l'on doit à ce personnage enrichi par les derricks et passionné d'art. Cinquante-deux ans après sa mort, Calouste Sarkis Gulbenkian continue à faire parler de lui, sur un tout autre registre que celui qui le fit connaître de son vivant. Aussi, quand les portes du palais de la culture Moufdi Zakaria, s'ouvriront dimanche prochain sur l'exposition d'art islamique (voir encadré page suivante) de la fondation qui porte son nom, on peut dire que son fantôme planera au-dessus des merveilles proposées à la curiosité du public. Né en mars 1869 à Scutari, en face d'Istanbul, sur la rive asiatique, ce véritable personnage de roman a été un acteur important de la naissance des temps modernes, de ce passage décisif de l'histoire entre le XIXe et le XXe siècle dont nous continuons à ressentir les effets. Mais il a toujours évolué en retrait, préférant laisser à d'autres la lumière des projecteurs, se posant comme un homme d'influence pour reprendre le titre de la biographie du banquier Warburg écrite par Jacques Attali. On ne peut pas affirmer que Gulbekian fut un self made man, dans la mesure où il naquit dans une famille arménienne très aisée de vieille souche. Dans ce milieu, il reçut une éducation stricte et baigna très jeune dans l'esprit commerçant qui fit de lui un homme d'affaires hors pair. Ses parents lui donnèrent en outre la possibilité de suivre des études de pointe pour l'époque. On l'envoya ainsi en Angleterre, premier pays de la révolution industrielle, au fameux King's College de Londres. Il en sortit en 1887 avec un diplôme en ingéniorat et sciences appliquées, obtenu avec mention. Auparavant, il avait étudié à Marseille où sa famille possédait un comptoir de commerce. Favorisé par sa naissance, il se distinguait par ailleurs par une intelligence vive et une grande capacité à saisir les tendances, que ce soit celles du marché ou du monde. Il en donna vite la preuve. En 1891, il voyage en Orient et notamment en Azerbaïdjan. Il en revient avec un livre intitulé La Transcaucasie et la péninsule d'Apchéron, Souvenirs de voyage. De larges extraits paraissent dans La Revue des Deux Mondes en plusieurs épisodes sous le surtitre Le pétrole, source d'énergie. Le ministre des Mines du gouvernement ottoman, intéressé par ces articles, demande à rencontrer son auteur. On peut imaginer la surprise de ce haut fonctionnaire avisé, découvrant devant lui un jeune homme de 22 ans ! Mais, après l'avoir entendu, il décide de lui confier la rédaction d'un rapport sur les champs pétrolifères de l'empire et, tout particulièrement, ceux de Mésopotamie, soit d'Irak. Ce jour, la vie de Gulbenkian prend un tournant décisif. Monsieur cinq pour cent Très vite, il se retrouvera au cœur de ce monde nouveau de l'or noir qui, dès ses débuts, bouleverse la géopolitique mondiale et attise les convoitises et manœuvres des grandes puissances de l'époque, pratiquement les mêmes que celles d''aujourd'hui, exceptée l'Allemagne. Depuis 1859, le pétrole a jailli aux Etats-Unis grâce à Edwin Lawrence Drake. Puis, la précieuse matière, à faire marcher (et trembler) le monde, jaillit encore en Russie, en Indonésie, au Venezuela... En 1872, le Shah de Perse (Iran) accorde au baron Julius Von Reuter, fils du fondateur de l'agence de presse, une concession qui passe entre plusieurs mains avant de tomber dans celles de William Knox d'Arcy, canadien qui sera surnommé le « père du pétrole au Moyen-Orient ». Les Anglais, inquiets du rapprochement de la Turquie avec l'Allemagne, dépêchent en 1906 un contingent pour protéger la concession de d'Arcy. L'Angleterre disposait déjà de traités de protectorats avec les cheikhs de Bahreïn (1892) et de Koweït (1899). La production en Perse est si importante qu'en 1914, Winston Churchill, alors premier Lord de l'Amirauté, amènera son gouvernement à prendre 51% des parts de la concession. Mais, au début du siècle, les Anglais s'inquiètent aussi des visées américaines qu'ils veulent contrecarrer à tout prix. En 1908, l'américain Colby Chester avait obtenu en effet une concession qui portait sur la quasi-totalité de l'Empire ottoman ! Ils dépêchent en Turquie leur plus éminent banquier international, Sir Ernest Cassel, pour proposer aux Turcs la création d'une banque anglo-ottomane en mesure de repousser à la fois les initiatives allemandes et américaines. Cassel choisit de se faire accompagner par Gulbenkian. Notre homme a déjà forgé sa réputation de négociateur commercial redoutable, spécialisé dans le pétrole. Ingénieur de formation, il est incollable sur les aspects techniques. Commerçant dans l'âme, son flair et son savoir-faire le rendent incontournable. Ajoutons qu'il excelle en finances, connaît la région comme sa poche, dispose de nombreux contacts et relais et parle toutes les langues que tout le monde parle en ces affaires. Réputé comme anti-américain, il sut s'imposer comme interlocuteur des puissances européennes, y compris de l'Allemagne. La révolution des Jeunes Turcs en 1908 remet en cause les concessions aux étrangers. L'Américain Chester est évincé et Gulbenkian joue alors un rôle décisif dans la création en 1911 de la Turkish Petroleum Compagny, aux capitaux turcs, allemands et britanniques. Il est celui qui met les autres d'accord en conciliant pratiquement leurs intérêts. Quand la Première Guerre mondiale éclate, cette coalition économique s'effondre. Quand elle s'achève, la TCP modifie son actionnariat avec Calouste Gulbenkian comme actionnaire à 5%. A partir de là, il sera présent dans les capitaux des compagnies pétrolières les plus importantes de la région, presque toujours au même niveau, ce qui lui vaudra le sobriquet de Monsieur Cinq pour cent. Durant la guerre, c'est lui qui donne l'idée aux Français de créer le Comité général du pétrole et, la paix revenue, de récupérer les actions allemandes de la TCP. Il joue un rôle essentiel dans la création de la compagnie Shell et c'est lui qui aurait tracé en 1928 à Ostente la fameuse Red Line qui comprend une zone de concession correspondant aux « anciens territoires ottomans » et excluant le Koweït sous protectorat britannique. A la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la France se retrouve isolée face au duo USA-GB. L'accord d'Ostente est aboli en 1948 suite aux pressions de l'Iraq Petrolum Company (ex-TCP), passée aux mains des Américains, au motif que les intérêts de la Compagnie française de pétrole et ceux de Gulbenkian sont tombés sous contrôle durant la guerre. Gulbenkian menace alors de saisir la justice internationale et de révéler les ententes illicites des majors. Il obtient 38 millions de tonnes de pétrole en dédommagement ! Il montre ainsi qu'il peut être aussi puissant que les grandes puissances, négociant avec elles presque sur le même pied, alors qu'il n'est qu'un individu et, de plus, actionnaire minoritaire. 6000 œuvres d'Art L'histoire retiendra sans doute ces faits mais, après le décès de Gulbenkian à Lisbonne en 1955, à l'hôtel Aviz où il vivait depuis 1942, apparaît une autre face du personnage : l'amoureux et le collectionneur d'œuvres d'art. Pendant toutes ces années consacrées au pétrole, au gré de ses voyages et séjours, il a réuni une des collections les plus importantes et les plus prestigieuses au monde : plus de 6000 pièces couvrant la période antique jusqu'au début du XXe siècle. Ce qui la caractérise, c'est aussi son éclectisme : sculptures égyptiennes, monnaies grecques, céramiques et manuscrits musulmans, livres rares, bijoux anciens, tapis, objets de verre et des tableaux inestimables (Rubens, Rembrandt, Turner, Fragonard, Renoir, Degas, Monet, etc.) Ce trésor qu'il couve avec attention a vécu des épisodes incroyables. Réparti ça et là dans le monde, il doit être transporté pour échapper aux guerres, aux manques d'espace et autres aléas. La collection de Paris se réfugie à Londres. En 1936, les pièces pharaoniques sont confiées au British Museum… Et Gulbenkian continue d'acheter sans cesse, ne s'intéressant qu'à la valeur artistique des œuvres. Le grand commissaire-priseur français, Maurice Rheims, a raconté dans un ouvrage, Haute curiosité (Ed. Laffont. Paris, 1975) comment il se fit rabrouer par son patron en 1937 parce qu'il ne connaissait pas Gulbenkian et qu'il avait refusé de porter à celui-ci deux miniatures arméniennes qui devaient être mises aux enchères le jour-même. Il dut les porter chez le milliardaire qui décida de les acheter. Alors eut lieu ce dialogue : « Jusqu'à quel prix ? (Rheims)/Au prix auquel vous les adjugerez. / Mais si le prix dépasse ?/ Je ne comprends pas votre propos. Aucun prix ne me dépasse. » Comment comprendre en effet quand on possède 5% des sociétés de pétrole les plus importantes du Moyen-Orient ?Dans son testament, Gulbenkian légua une partie de sa fortune à la Fondation qui porte son nom. Caritative, scientifique et éducative, elle est surtout connue pour son travail artistique et la mise en valeur de cette collection unique regroupée à Lisbonne en 1960, exposée au Palais des marquis de Pombal jusqu'en 1969 où son propre musée fut ouvert. La Fondation comporte un volet de soutien à la diaspora arménienne dans le monde (écoles, bourses, édition…) en droite ligne de l'action qu'il mena. Certes, Gulbenkian n'était pas « un enfant de cœur ». Avisé, dur en affaires, il a participé à la mise en place du système injuste d'exploitation des richesses du Moyen-Orient, à l'origine aujourd'hui encore de conflits terribles. Mais on ne saurait, par raccourci et amalgame, l'accuser par exemple de l'occupation de l'Iraq. Son œuvre au profit de l'art profite aux générations actuelles et à venir. Comme s'il avait voulu se réfugier dans cette beauté pour oublier le monde impitoyable où il devait manigancer. Il livre ainsi un message qui dépasse l'espace et le temps. Expo. 50 chefs-d'œuvre d'art islamique L'exposition « L'art islamique dans la collection Calouste Gulbenkian » au palais de la culture, sera ouverte au public du lundi 17 décembre à la troisième semaine de janvier 2008. Organisée dans le cadre d'Alger, capitale de la culture arabe, par l'Agence algérienne de rayonnement culturel et la fondation Gulbenkian (Lisbonne), elle comprend 50 pièces représentatives de la magnificence et du raffinement de la civilisation musulmane. Les céramiques, au nombre de 22, montrent le haut degré de maîtrise technique et artistique atteint par les artisans de Perse, de Syrie et de Turquie. La plus ancienne remonte au XIIe siècle et provient de Raqqa, en Syrie. On pourra contempler également des manuscrits rares des XVIe et XVIIe siècles, portant des calligraphies et enluminures magnifiques, ainsi qu'une porte persane, présumée de la fin du XIXe siècle. Viennent ensuite les tapis qui racontent toute la grandeur des cités ottomanes, persanes ou caucasiennes puis la collection de vêtements et tissages de soies, véritables leçons de qualité et d'élégance, témoignages d'une foi qui se concevait à travers la beauté et l'élévation. Deux en un, le même jour et au même lieu, sera inaugurée l'exposition sur Les Fatimides. Palais de la culture Moufdi Zakaria. Plateau des Anasser, Kouba. Du 16 déc. 2007 au 24 janv. 2008. Pour en savoir plus sur la fondation Gulbenkian : www.gulbenkian.pt