Pour de nombreux encadreurs de la biaâtha, censés faire le travail pour lequel ils sont grassement payés, bien logés et même bien nourris pour certains, le hadj, c'est pain bénit. Et au diable leur mission qui consiste justement à entourer les vieux hadjis qui n'ont personne ici pour s'occuper d'eux ! La Mecque (Arabie Saoudite). De notre envoyé spécial Talgouni ! Talgouni ! (lâchez-moi ! lâchez-moi !) Vous voulez me renvoyer à Chlef... » Ammi Abdelkader, le corps frêle et le regard absent, se débat comme un forcené pour se libérer de l'étreinte de quatre hadjis qui voulaient l'emmener au centre médical. Pieds nus et libass al ihram (la tenue du hadj) mal rangé, il ne demande rien sinon qu'on le laisse en paix. Pour un homme dont l'âge frise les 80 ans, ce vieux, venu réaliser le rêve de toute une vie, fait brusquement connaissance avec la solitude, le laisser-aller et les aléas de la rue, ici, à Mecca. Il a fallu une bonne dizaine de personnes pour le maîtriser et « l'encastrer » de force sur une chaise roulante, pour qu'il aille éventuellement se reposer dans le centre de santé de la mission. Pour ceux qui l'ont sauvé, peut-être même, d'une mort certaine, la mission est terminée. Mais pour le personnel du centre des soins, le cauchemar ne fait que commencer... Pour cause, ils sont des dizaines de vieux et de vieilles, parfois violents, à y être acheminés quotidiennement. Leur prise en charge est une vraie corvée pour le personnel médical : gémissements, déplacements incessants et tentatives de fugue. « Vous voyez dans quelles conditions nous travaillons... Quand on vous envoie des gens dont l'état de santé frise la démence, dites-moi comment pouvons-nous soigner les autres malades inoffensifs ? » Le responsable du centre médical, le docteur Lougar, est débordé. L'insondable humanité dont font preuve, lui et les 120 médecins et infirmiers qui l'entourent, est appréciée de tous, ici, au siège de la mission. Son service est sans doute le souffre-douleur — au propre comme au figuré — de toute la biaâtha. Pendant que des dizaines d'agents de la mission, arborant des liquettes bleues flanquées de l'inscription « Mission algérienne du hadj », tuent le temps à ne rien faire, le personnel médical ainsi que les animatrices du bureau des égarés font face à une ruée des taïhine, des malades mentaux, ou encore des cortèges de hadjis souffrants qui viennent soulager leur mal. Pour de nombreux encadreurs de la biaâtha, censés faire le travail pour lequel ils sont gracieusement payés, bien logés, et même bien nourris pour certains, le hadj, c'est pain bénit. Et au diable leur mission qui consiste justement à entourer les vieux hadjis qui n'ont personne ici pour s'occuper d'eux ! Il est d'ailleurs rare d'apercevoir un agent de la biaâtha dehors pour éventuellement dénicher un égaré algérien.Ils ne quittent leur bureau ou la cour des « bousse-boussettes » (les bises) que le temps d'aller accomplir les prières ou faire des emplettes. La tête du « client » Et quand un taïh arrive, c'est avec dédain que certains le dévisagent avant de le… cueillir par une salve de questions, souvent teintées de mauvais sens. Le vieux devait presque s'excuser de s'être égaré face à certains agents manifestement malveillants. Mais quand c'est une VIP, ça change tout…On se précipite vers elle, on lui embrasse la tête et parfois la main et on l'aide à se débarrasser des bagages. Ici, c'est selon la tête du client. Signe de cette indifférence à la limite du mépris, cette scène à laquelle nous avons assisté de nuit au siège de la mission. Il était minuit passée mardi quand un jeune hadj saoudien arrive à la cour de la biaâtha, flanqué d'un vieux hadj perdu à cette heure indue de la nuit dans le brouhaha de la rue de Mecca. Visiblement exténué, l'homme clopinait en compagnie du généreux étranger qui le soutenait par le bras. Notre hadj n'avait aucun papier sur lui ; sans doute avait-il été délesté de sa sacoche. Le Saoudien s'adresse à nous pour savoir à qui il allait confier le vieux. A deux mètres de nous, l'agent de permanence, la cinquantaine bien entamée, en tenue de surcroît, ne bronche même pas. Il cause allégrement avec son ami sans trop prêter attention à la « victime » ni même à ce Saoudien qui lui ramène un égaré. Les deux hommes s'avancent vers lui, et l'accompagnateur lui demande ce qu'il faut faire. Le visage de l'agent s'assombrit brusquement, lui qui vient d'être dérangé dans sa longue causerie avec son compagnon de nuit. Méprisant, voire agressif, le « missionnaire » bombarde le vieux sur un ton d'interrogatoire, sans même se lever — ne serait-ce que pas respect à l'étranger — du tabouret sur lequel il était assis à palabrer nonchalamment avec son copain. Nous, journalistes, suivions avec stupéfaction la scène. Quelle ne fut notre surprise d'entendre ce monsieur ordonner au… Saoudien de diriger le vieux vers le bureau des égarés… L'étranger s'exécute pour finir en beauté son geste humanitaire et l'agent indélicat reprend tout aussi joyeusement son travail : radoter à n'en plus finir. Pour lui, la permanence a été cool. Pour le Saoudien, l'image de la mission algérienne, voire de l'Algérie, ne serait pas un exemple à suivre. Après avoir laissé son compagnon d'infortune, le hadj saoudien prend congé et s'excuse d'un « salam alaïkoum » auquel l'agent ne répondit même pas… « Je n'ai rien mangé… » Des mésaventures aussi invraisemblables, à quelques encablures du Haram Echarif, sont malheureusement légion. Et quelques situations s'apparentent à une non-assistance à personne en danger. Et ce n'est pas ammi Saïd qui nous dira le contraire. Ce vieux a dû passer une journée qu'il n'oubliera pas de sitôt lundi dernier. Ayant été acheminé par des étrangers vers 12h au siège de la biaâtha pour y être raccompagné à son hôtel, il a dû poireauter pendant 6 heures le ventre creux de surcroît.A chaque fois qu'il sollicite un agent, celui-ci l'invite à patienter un « moment ». Mais le moment s'allonge, en minutes, puis en heures pour finir avec une demi-journée dans la cour à bronzer au soleil sans que personne ne se soucie de lui. Il est 18h. Dans une tentative de dernière minute, le vieux qui tient difficilement debout nous prie de faire quelque chose pour lui. « Ya oulidi koul'houm yeddouni elloutel, rani aâyane... » (mon fils dis-leur de m'emmener à l'hôtel, je suis fatigué). Ammi Saïd a été remarqué pour être le plus « ancien » égaré qui n'avait pas été pris en charge. Il fallait donc faire quelque chose. Nous le tenons par la main et le dirigeons vers le bureau des « taïhine » devant le regard indifférent de quelques membres de la biaâtha. Allongé sur un matelas, le vieux pose une main sur le ventre et lâche, visiblement intimidé, ceci : « Mon fils ramène-moi quelque chose, je n'ai rien mangé... » Des aveux qui nous déchirent le cœur, alors que vous êtes l'invité de Dieu. C'est que ammi Saïd, dans sa posture peu enviable d'égaré et de laissé-pour-compte, aurait pu être votre père ou votre proche. Les agents de la biaâtha sont-ils à ce point incapables d'allier piété et pitié ? Heureuses les familles de ces malheureux hadjis qui n'ont rien vu.