Chargé de recherches au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) en France et chercheur associé au Centre national des recherches préhistoriques, anthropologiques et historiques (CNRPAH) en Algérie, le sociologue Kamel Chachoua a pris part au colloque international sur le thème « Oralités, vocalités et scriptualités » qui s'est déroulé les 7, 8 et 9 du mois en cours au centre culturel Laâdi Flici à Alger. Rencontré en marge des travaux, il a accepté de nous entretenir sur les notions d'oralités, vocalités et scriptualités et les rapports des « dominés » avec les « dominants ». Sachant qu'aujourd'hui, face aux contraintes de la mondialisation, les « dominés » doivent se mettre sur les hauteurs pour avoir une visibilité dégagée et pouvoir ainsi découvrir le passé devant et non derrière eux. Car le passé, il faut le regarder en face. Oralités, vocalités, scriptualités, on a l'impression que ces trois notions sont présentées d'une manière compartimentée... Nous avons l'impression que la notion de « vocalités » est intégrée pour éviter l'opposition radicale et frontale entre l'oral et l'écrit. Cela fait un peu diversion et divertissement en ajoutant « vocalités » même si elle porte une dimension esthétique. Les trois notions n'ajoutent rien à l'opposition ancestrale la plus connue entre l'écrit et l'oral. La science n'aime pas s'encombrer de scientificité et il n'y a rien qui nuit de plus à la science et au discours scientifique que la scientificité elle-même. Laquelle consiste à vouloir donner une apparence scientifique à ce qui n'a rien de scientifique. La vocalité est à l'oralité ce que la scriptualité est à l'écriture. Elle relève de l'oralité biologique. L'oralité pourrait être une sorte de vocalité cultivée et achevée. Taghecht, en kabyle, signifie chanson, voix et cordes vocales. L'écriture est une graphie aménagée, cultivée, compréhensible, visitée par la science, à l'exemple de la grammaire et des règles d'orthographe. La scriptualité renvoie à des sociétés où l'écriture est présente d'une manière limitée. Elle traduit l'écriture dans des sociétés sans écriture. Une écriture analphabète et sauvage. Elle n'est ni codifiée ni largement diffusée. Néanmoins, on parle de littérature orale. Or qui dit littérature (en latin litteratura, écriture) renvoie toujours à l'écrit. Est-ce un paradoxe ? Que devient une littérature qualifiée d'orale une fois transcrite pour la préserver de la disparition ? Cette association entre littérature et oralité est une invention des scientifiques qui traduit dans des cas un engagement militant en faveur des cultures dominées et/ou minoritaires. Des cultures réputées indignes parce que orales. II y a des opérations de transcription, de préservation et de conservation de ces cultures pour les faire sortir de l'état de l'oralité où elles sont confinées vers l'univers de l'universel. Entrer dans l'écriture, c'est nous donner l'illusion d'entrer dans l'éternité. Sortir de l'oral vers l'écrit signifie-t-il pour une culture ainsi préservée et conservée du moins la survie ou un sursis qui la prépare à entrer dans un musée ? Actuellement, toutes les cultures ont accès à l'écrit. On parle du patrimoine immatériel. Des intellectuels, des institutions et organisations internationales, à l'exemple de l'Unesco et des ONG, se livrent à des parties de chasse des cultures disparues et/ou en voie de disparition. Car pour les médias, le monde politique et de la science, il est plus prestigieux d'étudier et de soutenir les cultures rares. Ainsi, c'est le scientifique et les chaînes des médias à travers des reportages qui en tirent plus de profit symbolique et matériel plutôt que ces sociétés et cultures étudiées et la science. Le discours intellectuel ou intellectualiste prône la nécessité de l'écrit pour conserver l'oral. Qu'est-ce qu'il y a à conserver et à transmettre ? Que faut-il transmettre et de quelle manière s'il y a utilité de le faire ? La frontière entre l'idée de conserver et de maintenir l'héritage culturel collectif est poreuse. Des individus ou groupes d'individus qui se chargent de rappeler le passé, l'identité, les valeurs se permettent aussi de reprocher, de culpabiliser et d'accuser des générations de déracinement, de reniement et de rupture avec leurs valeurs et identité. Ils s'autoproclament missionnaires pour conserver et transmettre et s'érigent par la suite en gendarmes. C'est ainsi que naissent les dictatures, totalitarismes et intégrismes civils, civiques et éthiques. Ces pratiques sont plus dangereuses que les totalitarismes visibles. Pis encore, on érige la conservation qui est d'ailleurs artificielle en pratique révolutionnaire. Cette boulimie du passé, qui est liée à une histoire de domination et d'aliénation, produit à son tour au présent des mythifications de considération du passé qui débouchent souvent sur une haine de soi, une autodestruction. On subit la hantise du passé, des traditions et on se retrouve collectivement avec la complicité de tous (autorités politiques, morales, intellectuelles, médiatiques, religieuses entre autres) convaincus à juger de la nécessité de fuir dans le passé. Attitude qui est simultanément une manière de fuir le présent. C'est la mort qui saisit le vif. Cela nous renvoie à ce que disait Mouloud Mammeri : « On ne ressuscite pas les horizons perdus, ce qu'il faut, c‘est définir les horizons nouveaux. » Il disait aussi : « Il se peut que les ghettos sécurisent, mais qu'ils stérilisent c'est sûr »... L'important est de comprendre qu'est-ce qui fait que nous nous retrouvons dans une situation de ghetto. En d'autres termes, il faut faire l'histoire du ghetto. Quand il y a menace, cela génère le ghetto, lequel constitue refuge et sécurité. C'est une solution circonstancielle et de fortune. Ainsi, la solution devient un problème. Cela nous renvoie aussi à la théorie de Pierre Bourdieu relative à la domination à travers laquelle il explique comment le dominé lui-même participe et reproduit lui-même sa propre domination. Puisque vous évoquez Pierre Bourdieu et sa théorie de la domination, ce dernier évoque aussi la question de la domination invisible qui frappe le dominé… Il n'y a rien de visible dans les rapports sociaux. Et puis Gaston Bachelard disait qu'il n'y a de science que du caché. Il faut comprendre et expliquer. Mais qui va comprendre et expliquer ? Qui peut s'autoriser et autoriser cette prétention d'avoir compris et de faire comprendre ? En retour, comment obtenir confiance et crédibilité auprès de ceux à qui on veut expliquer et faire comprendre ? Ainsi se pose le problème de la science dans les sociétés dominées. La science leur est venue de l'extérieur. Elle s'est faite en dehors d'elles, sans elles et quelquefois contre elles. Comment dans ce cas les dominés puissent penser nécessaire à solliciter la science pour comprendre et résoudre leurs problèmes ? Cette « impensabilité » de la science est d'autant plus impensable que ces sociétés ont subi et continuent à subir des violences sociales, morales, matérielles, politiques et symboliques. Violences auxquelles les dominés répondent de manière instinctive et automatique. Que peuvent faire ainsi les dominés face aux contraintes de la mondialisation ? Les dominés n'ont jamais participé dans l'histoire de l'humanité à aucun projet de société. Le propre d'un dominé est d'être dépourvu de tout moyen d'avoir prise et maîtrise de son destin. Ce qui le condamne à la périphérie. Les contraintes de la mondialisation généreront plus de dominés qu'il n'y en a jusque-là. Ils seront plusieurs à l'ignorer entre temps. Les formes de domination seront plus importantes et plus sophistiquées. Elles seront plus complexes aussi, car plus difficiles aux dominés de les identifier et de les comprendre. Aujourd'hui, on constate que les dominés applaudissent le nouveau système de mondialisation et se bousculent pour intégrer l'Organisation mondiale du commerce (OMC). En parallèle, la contestation de ce nouvel ordre (mondialisation) et ses effets est plus active et virulente chez les dominants que chez les dominés.