Le maître est très malade, le maître est alité, mais quand le poète Messaoud Boulenouar n'a pas été souffrant et n'a pas été alité ? Usé par le travail et par la maladie contractée dans sa geôle en 1956 pour son militantisme pendant la Révolution de1954, l'homme continue cependant à vivre et à produire abondamment. Coup sur coup paraîtront prochainement trois nouveaux recueils de poésie : Sous peine de mort, pour Sanction la vie et L'alphabet dans l'espace. Mais le rythme infernal que le maître s'est imposé depuis des années semble avoir eu raison de son énergie indomptable et de sa vaillance extraordinaire. Bouleversant sa vie, il a transformé ses nuits en jours et ses jours en nuits, dormant aux premières lueurs du jour et se réveillant le soir pour se remettre au travail. D'une volonté implacable, la main du poète continue à courir sur le papier, écrivant des vers célestes. C'est à bon escient que l'on pourrait citer ces deux vers admirables de Mallarmé : « Le poète impuissant qui maudit son génie A travers un désert stérile de douleur. » Ce maître du vers libre ignore superbement la page blanche de Mallarmé, devenue célèbre pour l'impuissance du poète face à ce désert stérile de douleur improductrice. Notre dernière visite au maître remonte à juillet 2000. Il s'est dérangé pour nous recevoir. Il était 13h passées. Il semblait harassé. L'entretien que nous voulions avoir avec lui n'a pu être achevé. Il se plaignait surtout de la solitude. Nous nous étonnions de la présence du portrait de Baudelaire au dessus de la table de travail installée au pied de son lit. La rigueur toute classique avec laquelle l'auteur des Fleurs du mal se soumettait aux règles de la prosodie, qui lui fit adopter l'alexandrin de à toute autre forme métrique du vers, ne nous paraissait pas cadrer avec la conception de notre poètequi a fait du vers libre son mode d'expression, si tant est que la poésie exprime quelque chose. Nous oublions les poèmes en prose du plus classique des classiques qui dans sa préface à l'œuvre Les Misérables voyait dans cette vaste épopée des bas peuples un chant, un grand poème. Nous oublions aussi que Baudelaire fut un écorché vif, un solitaire. Ce sont des liens entre le poète des Correspondances et celui de La meilleure force qui poussent vers la liberté, vers le bonheur, vers ce lien. « Quand vous voulez me voir, passez plutôt l'après-midi ». Nous sommes passés chez lui au moins trois fois, le maître était ou fatigué ou malade. La dernière tentative pour un entretien a eu lieu, il y a trois ans, par téléphone. Il était exténué. Sa voix, au timbre bien chaud, avec laquelle il nous charmait il y a plusieurs années, en nous lisant des passages d'un Pablo Néruda qui s'étonnait qu'on lui demandait d'écrire des vers moins sombres, alors que son pays, le Chili, allait si mal. Sa voix, ce soir-là, n'était plus qu'un chuchotement et nous n'eûmes pas le cœur de pousser plus loin l'entretien. Ce sera notre dernier coup de fil au maître. La lecture de La Meilleure force révèle un combat homérique entre les forces du mal et les forces du bien. Les pires injustices, les crimes collectifs les plus odieux, la misère la plus noire, les cris de douleur qui rythment le quotidien d'un peuple opprimé aspirant à la liberté et au bonheur. Les prisons infectes, les chaînes infâmes qui essayent d'entraver l'élan libérateur, créant une atmosphère irrespirable proche des plus beaux chants du poète chilien Pablo Néruda qu'il admire. Il était l'ami de Jean Senac, de Kateb Yacine, de Djamal Amrani et bien d'autres qu'il recevait chez lui avec ce rare sens de l'hospitalité, inné chez lui. Malade, le maître ? Alité, le maître ? Le maître a même récemment été hospitalisé à Sour El Ghozlane, sa ville natale qu'il célèbre en des vers émouvants.