L'heure est grave à T'kout. La silicose continue à tuer dans cette région des Aurès où la taille des pierres est le gagne-pain de toute la population locale. Les malades de la silicose sont des grabataires, des malades en phase finale, sous oxygène, qui ont besoin d'une assistance et qui inquiètent le plus leurs proches et leurs amis, tailleurs de pierres, car, aussi triste que cela puisse paraître, leur mort est imminente. L'histoire semble se répéter, mais sans ressemblance aucune. Les habitants de T'kout étaient et sont toujours fiers de rappeler les hauts faits d'armes, des moudjahidine et martyrs, fils du pays. Il n'y a pas une seule famille à T'kout qui n'a pas son martyr mort au champ d'honneur pendant la guerre de Libération. De nos jours et depuis une dizaine d'années, les T'koutis comptent leurs morts, depuis que la silicose fait ravage, un ennemi redoutable et incurable, une fois installé. La lugubre liste des décès n'épargne aucune famille, pour la simple raison que la taille des pierres est le gagne-pain de toute une population et aussi un métier séculaire dans la région, en particulier à T'kout. Les montagnards ont toujours construit leurs habitations de leurs propres mains, à l'aide de la pierre. Ghouffi, Baniane, Arris… et bien d'autres villages et hameaux. Au passage, il faut savoir que la silicose est une maladie professionnelle connue depuis fort longtemps. Elle est secondaire à l'inhalation de fines particules de silice cristalline libre, de diamètre inférieur à 5 micromètres qui parviennent au niveau des alvéoles pulmonaires. En plus de la toxicité propre de la silice sur les poumons, le dépassement des capacités d'épuration pulmonaires par la quantité de silice est à l'origine de la silicose. Dangereuse par elle-même et par ses fréquentes complications, plus la concentration de la silice dans la poussière inhalée est grande et la durée d'exposition est longue, plus l'atteinte par la maladie est importante. Ceci explique la gravité des cas des tailleurs des pierres de T'kout, qui ont depuis très longtemps taillé la pierre sans protection aucune, dans les meilleurs des cas, portant des masques inadéquats et obsolètes. Selon les spécialistes, il n'existe aucun traitement propre à cette maladie, qui continue à évoluer malgré l'arrêt de l'exposition à la poussière. Elle peut se stabiliser, mais ne régresse jamais. Après la rencontre nationale sur la silicose organisée par la Société algérienne de pneumo-phtisiologie, en collaboration avec la direction de la santé et de la population de la wilaya de Batna, au mois d'avril 2008, ayant pour thème “La prévention de la silicose”, un bon nombre de médecins et de spécialistes ainsi que des représentants du ministère de la Santé se sont rendus à T'kout où ils ont rencontré les artisans tailleurs de pierres. La population de T'kout avait cru, à tort, que ce lourd dossier (silicose) allait être pris en charge par les différentes tutelles, à savoir le ministre du Travail et celui de la Santé, mais il n'en est rien. Si le dossier ne bouge pas, le nombre des morts grimpera vite. À ce jour (5 juin 2010), on compte 62 victimes, et la liste est ouverte. Hécatombe à huis clos Lors de notre déplacement à T'kout, nous avons mesuré l'ampleur de la détresse, de la peur, mais surtout du sentiment d'impuissance chez un bon nombre de citoyens, qui ne cachent plus leur colère, vu le silence affiché par les autorités. Si la silicose tue, elle fait aussi d'autres victimes. Selon nos renseignements, le village comptant 28 veuves et 70 orphelins (enfants et femmes de tailleurs de pierres). La seule et unique consolation, pour ces femmes et ces enfants, reste l'esprit familial qui vient apporter aide et assistance. Longtemps méfiants et réticents, des citoyens nous ont reçu chez eux, grâce à des intermédiaires de confiance. Dans la modeste et humble demeure du défunt Abdelhadi Moubarak, sa veuve Benchouri Nassira, 30 ans, a bien voulu nous parler de sa situation, mais surtout de celle de ses 3 petits enfants, des jumeaux âgés de 1 an, Rim et Karim, ainsi que la petite Rania, 3 ans. Avec courage et une grande dignité, elle nous explique qu'elle ne demande pas la charité ou des faveurs, mais uniquement ses droits. Il lui est impossible de faire vivre ses enfants avec les 3 000 da du filet social, surtout lorsqu'on a un loyer à payer. Elle ajoute, la gorge serrée : “Leur père, mon mari, est mort, car il travaillait à la taille des pierres. Aujourd'hui, on lui reproche d'avoir travaillé, il aurait peut-être dû être un harag.” Heureusement que les anciens, aussi bien le père de la veuve que le père du défunt, mettent la main à la poche, car il est impensable pour eux que leurs petits-fils vivent dans le dénuement. Un autre citoyen nous invite chez lui. Jaghrouri Belkacem Ben Ali (fils de chahid) a déjà perdu deux de ses enfants à cause de cette maladie et un troisième est sous soins intensifs. Bachir, 22 ans, mort en 2007, et Salah, 30 ans, est décédé le 29 mai 2010, il y a à peine 10 jours. Jaghrouri nous raconte que ses enfants ont travaillé aux quatre coins du pays, pour nourrir la famille. L'aîné Kamel laisse derrière lui une veuve et une petite fille. Le père en colère nous déclare : “Je n'ai jamais compris pourquoi mes enfants m'ont caché leur maladie. Pour subvenir aux besoins de la famille, ils se sont sacrifiés. C'est injuste de constater que les responsables font mine de ne pas savoir ce qui se passe.” La liste est bien longue. Ce sont les grabataires, des malades en phase finale, sous oxygène, qui ont besoin d'une assistance et d'une présence permanentes, qui inquiètent le plus proches et amis de ces tailleurs de pierres, car, aussi triste que cela puisse paraître, leur mort et imminente. C'est à Chenaoura, une petite localité mitoyenne avec T'kout, qu'un des sages du village nous emmène pour rencontrer trois artisans tailleurs alités depuis plusieurs mois et qui ne peuvent plus se passer de l'appareil d'oxygénation, leur état de santé s'étant beaucoup dégradé. Goumri Brahim ben Mohamed, 27ans, traîne cette maudite maladie depuis 3 ans. C'est lors d'une consultation médicale chez un spécialiste, à Ghardaïa, que le médecin l'avait informé qu'il avait les poumons infectés. Il était déjà tailleur de pierres à l'âge de 24 ans. Un village synonyme de mort et d'enterrements En chaoui, il nous parle de ses douleurs et des longues nuits sans sommeil, surtout ces douleurs abdominales qui l'empêchent de respirer (aghoubar). La silicose, dans le jargon des tailleurs de pierres, est un gagne-pain mortel. “Mais, à T'kout, quand tu n'es pas tailleur, tu es chômeur, et c'est ton père qui te paies ton café”, nous dit avec une grande amertume Brahim. Son frère Mbarak, lui aussi alité, marié, refuse de nous rencontrer, en dépit des tentatives de ses amis. Un autre malade, Norredine Selami, 36 ans, a demandé à nous voir, car il souhaite lancer un message de détresse. Il réside chez des proches qui s'occupent de lui comme leur propre fils. Norredine nous dit : “Je suis parti à la recherche d'un travail dans les quatre coins du pays. J'ai travaillé à Alger, à Batna, à Tadjenanet et dans d'autres villes. Je n'ai aucun autre métier que celui de la taille. Au lieu de montrer leur solidarité, certaines personnes nous font des reproches. ‘Pourquoi ne changez-vous pas de métier', nous disent-ils. Ces gens sont loin de la réalité, ils ne connaissent pas T'kout, ils vivent à Alger, et quelquefois, les façades de leur villa sont faites avec de la pierre taillée.” Il ajoute : “Nous sommes des artisans, nous avons appris ce métiers de nos parents. Aujourd'hui, personne ne demande après nous, nous sommes abandonnés car nous avons refusé la misère. Eh bien, je suis chaoui ! S'il faut mourir, autant mourir digne.” Une ville, une région, plus encore tout l'Aurès vit au rythme de cette plaie et de cette douleur. Que faire ? C'est la question qui se pose, mais qui reste sans réponse. Au café du village, la silicose est au cœur des débats souvent houleux, pleins de reproches et de suspicion. Un jeune fonctionnaire à la mairie de T'kout nous exhibe un article de presse daté de 2008. Il s'agit des plénières de l'Assemblée populaire nationale. Lors d'une séance de questions orales, un député avait justement demandé de désigner et d'envoyer une commission d'enquête à T'kout, pour l'élaboration d'un dossier sur la silicose. La question était notée, mais sans suite à ce jour. Un autre jeune tailleur de pierres, qui dit continuer en dépit du danger, refuse de crever de faim, lui et sa petite famille. Il dit avec rage : “Nous devons interpeller le président de la République à ce sujet. Nous n'avons rien à attendre des autres instances et surtout pas de ceux qui mènent la belle vie à Alger et prétendent nous représenter. Ils nous font honte.” Au bureau du chef de l'assemblée populaire de T'kout, l'heure est grave et il n'est plus question de compter les morts. Le P/APC de T'kout, Benchour M'hamed, le dit sans ambages : “Je n'ai plus envie de donner des chiffres, encore moins le nombre des victimes à chaque passage de la presse. Je suis le P/APC de cette ville et je dois respecter ces morts. Ce n'est pas mon travail de compter les dépouilles. Les jeunes de mon village meurent. À mon niveau, je fais avec les moyens du bord. À titre d'exemple, nous payons les factures d'électricité pour les malades branchés aux appareils d'oxygène, nous essayons de trouver un poste de travail même temporaire pour les veuves, nous faisons bénéficier certains de la solde du filet social… Je sais que c'est peu, très peu, mais que faire ? Une chose est sûre, ce cauchemar doit s'arrêter. Les jeunes doivent arrêter ce travail, car il est inadmissible que notre village devienne synonyme de mort et d'enterrements.” De retour à Batna, en quittant T'kout, il n'y a qu'une seule route, celle de l'entrée et la même pour la sortie. Il nous vient à l'esprit le passage d'un poème écrit par un jeune poète de T'kout, qui dit que ce village souffre depuis la nuit des temps. Et pour une fois que ses habitants trouvent un travail pour gagner leur vie, la mort frappe sans distinction et fauche les plus jeunes, comme lors de la guerre de Libération.