L'ouvrage de Youssef Nacib* Slimane Azem le poète est publié dans la version arabe(1). II s'agit d'une étude biographique et d'analyse de textes du poète et chanteur d'expression kabyle Slimane Azem, dont le parcours est marqué par le bannissement. Quant à l'œuvre, elle est jugée en partie subversive par les autorités coloniales durant la guerre de Libération nationale. Les responsables politiques de l'Algérie indépendante l'ont frappée dans son ensemble d'interdit. « En somme, écrit Youcef Nacib, pendant trois décennies, soit de 1954 à 1983, Slimane affronte d'abord l'autorité coloniale qui interdit ses chansons patriotiques et le suspectent de nationalisme pendant la guerre de libération et ensuite les gouvernants de son pays et les bureaucrates dociles de 1962 à sa mort. Les premiers le tiennent pour un subversif qui cache son jeu (...), les seconds le rejettent et jettent sur lui l'anathème du silence » (p.53). D'où ces mots dans Vantardise est bien commun : (...) Les sots insipides nous fatiguent Et nous sommes empêtrés parmi eux Nous faisant payer ce que nous n'avons fait (...) (p.53) L'œuvre en question est interrogée dans le temps et dans l'espace, d'autant plus qu'elle épouse son siècle. La biographie est située dans son contexte sociologique et des événements politiques et historiques qui ont marqué l'Algérie durant la période coloniale et post-indépendance. L'ouvrage comprend trois chapitres suivis d'une conclusion et d'un corpus de 152 textes dont ceux interprétés en duo avec les chanteurs Cheikh Noureddine et Louiza. Le premier est consacré à la biographie de l'artiste tout en évoquant son village natal, sa famille, la vie quotidienne des montagnards, le phénomène de l'émigration et la guerre de Libération nationale. Le second comprend entre autres l'analyse des textes et leurs classements et dimensions politique, sociale et culturelle. Le classement est effectué par décennies. II en ressort que les années 60 et 70 constituent la période la plus prolifique du parcours artistique de Slimane Azem. Mais, dans le corpus, les textes sont classés par thèmes, à savoir, les Nostalgies, Refuges identitaires, Amitié et élans du cœur, Inquiétudes spirituelles, Le siècle et ses travers, les Pesanteurs politiques et les Incorrigibles hommes. Le dernier chapitre met en lumière l'influence azémienne sur la poésie. Sur le plan thématique, est relevé le phénomène de l'exil. Aussi, est-il considéré comme un pionnier de la revendication identitaires. Sur cette question, l'auteur, néanmoins, précise qu' « avant l'indépendance, Slimane ne chante pas la culture amazighe sur le ton de la revendication culturelle comme il le fera plus tard dans les dernières années de sa vie avec, par exemple, Le jour se lève sur la langue kabyle. Sa langue maternelle, certes, lui colle à la peau dans l'exil comme elle colle à ses semelles la glèbe de son village. Mais, jusqu'au bannissement qu'il sait définitif, il magnifie sa culture d'origine pour elle-même : la religion, la tradition et la langue de ses parents expriment son moi. »(P.144) Cela dit, nombreux sont ces artistes influencés par Slimane Azem. Dans le troisième chapitre est cité essentiellement comme exemple en ce sens le trio poétique Lounis Aït Menguellet, Idir, et Matoub Lounès. Des approches comparatives entre des textes de ces derniers et des poèmes de Slimane Azem y sont intégrés ainsi que des témoignages. Slimane Azem est né le 19 septembre 1918 à Agwni Aggaghran en Kabylie. II quitte à onze ans l'école. A quatorze ans, il se retrouve à Staoueli (Zéralda) pour travailler dans des vignobles. II débarque à Marseille à 19 ans et adhère à la fin des années 30 au Parti du peuple algérien (PPA) qui revendique l'indépendance de l'Algérie. Mobilisé durant la Seconde Guerre mondiale, il est réformé en 1940. II est ensuite déporté en Allemagne et ne sera libéré qu'en 1945. A Paris, il rencontre par la suite Mohamed El Kamal qui l'encourage à chanter. Ainsi, compose-t-il sa première chanson, A Mouh A Mouh, qui traite de l'émigration. Elle le consacre d'emblée : (...) O Mouh ! O Mouh ! Viens donc nous accompagner Juste avant de partir Je fis maintes promesses aux parents Je leur ai dit que je reviendrai Tout au plus après un an ou deux Mais je m'en allais perdu comme un songe Voici maintenant plus de dix ans (...) Moi je me suis fait à l'exil Mais mon cœur désire son pays Partir ? je n'ai point d'argent Rester ? je redoute la mort (pp194-195) (...) En 1956, il verse au FLN la moitié de la recette d'un gala qu'il anime à Lyon. Après la grève des huit jours décrétée par le FLN, il compose deux chansons patriotiques. D'abord, La lune apparaît où il dit : La lune apparaît Suivie d'une étoile Elle brille et resplendit En donnant sa clarté Illuminant contrées et océans Montagnes et plaines (...) Les nuages se sont dissipés autour d'elle Et la voici qui émerge des ténèbres Pour se détendre à son tour Elle prend les dimensions d'un étendard Nous offre son salut (pp.352-353) (...) Suit « Criquet hors de ma terre » : (...) Criquet hors de ma terre Les richesses que tu as trouvées sont anéanties Si tu as fait une acquisition devant le notaire Produis donc un acte authentique (p.354) (...) Après des séjours entre la France et l'Algérie, il quitte définitivement le pays natal en 1959. Au lendemain de l'indépendance, il est banni par le régime politique algérien. Ses chansons sont interdites d'antenne à partir de 1967. Des injustices qui alimentent une partie importante de son œuvre après l'indépendance. Aux politiques de son pays, il s'adresse en termes acerbes qu'il métamorphose en fables chargées d'ironie et de dérision. Dans Histoire de la grenouille, il égrène ainsi les mots : Auditeurs, sauf votre respect, Voici l'histoire de la grenouille Qui s'installa en amont d'un ruisseau Et appela les foules Pour leur signifier Qu'elle savait bien nager (...) Elle entama son discours avec une voix rauque Son peuple étant tout ouïe Chaque parole fut un coassement Que nul ne pouvait entendre L'un se jeta et se cacha dans la mare Et l'autre approuva ses propos (p.348) (...) La place de la fable est importante dans l'œuvre du poète. Son art de faire parler les animaux et les oiseaux pour s'adresser aux tyrans et leurs courtisans use du caustique. Dans Le Perroquet, il cisèle ainsi sa rime : O perroquet ! On t'a appris des mots vulgaires Tu en as ta cage si pleine O perroquet Que tu portes faux témoignage (...) Les oiseaux dans la nature Chantent d'eux-mêmes Leur chant est héréditaire Toi on t'a rempli de vent Comme la flûte aux sept trous (p.356) (...) Slimane Azem n'a pas oublié d'interpeller les intellectuels quant au rôle qu'ils doivent assumer dans leur société. En ces termes, il tente de les secouer : O vous qui maniez la plume Dites-moi si vous avez publié quelque écrit Sur ceux que le siècle opprime Si vous avez subi des épreuves Vous avez expérience et mémoire Et savez comment ce siècle vous a traités Si vous viviez rassasiés Distraits heureux de vivre Tout cela ne vous concerne pas (p.210) (...) L'exilé n'est pas resté insensible aux événements de son siècle. Sur la guerre froide et la course aux armements, à titre d'exemple, il compose Comment donc être sereins, où il dit : -(...) Quand s'acheva la guerre enfin Tout le monde s'écria : cette fois ça y est ! Mais entre Soviétiques et Américains Un contentieux est installé Chacun dit : montre ce que tu peux faire Et la terreur est notre lot Car avec la bombe qu'ils ont fabriquée Ils peuvent nous exterminer Ils nous effrayent chaque jour Par leurs inventions monstrueuses (p.345) (...) En 1970, il reçoit le Disque d'or avec la chanteuse Noura de la maison Pathé-Marconi. Puis vient en 1975 sa rencontre avec le chanteur Cheikh Noureddine. Ensemble, ils composent de nombreuses chansons. Le 20 avril 1980 marque le déclenchement du mouvement culturel berbère. Evénement qui fait réagir Slimane Azem avec Le jour se lève sur la langue kabyle : Nous voici chantant dans la joie Car la vérité commence à émerger Le jour se lève sur la langue kabyle A son tour elle va s'épanouir (...) Dans tous les pays c'est chose connue L'art est noble en tout temps Et les nations l'appellent science C'est pourquoi nous sommes jaloux Et avons juré qu'il ne sera jamais marginalisé (pp 221 à 223) (...) L'artiste fait ses adieux en 1982 à l'Olympia à Paris. II était déjà atteint d'un cancer. II s'éteint le 28 janvier 1983 à Moissac (France). *Professeur à l'université d'Alger et professeur associé à l'université de Tizi Ouzou, Youssef Nacib travaille depuis plus de trente ans sur la tradition arabe et berbère. II a publié une douzaine d'ouvrages dont la moitié sur la poésie kabyle. 1)- Youssef Nacib Slimane Azem Ach Châir. Editions Zyriab Alger 2007. La version française Slimane Azem le poète est publiée en 2001 chez le même éditeur.