Alors que le Kenya s'enlise dans un marais sanglant, on referme le livre de Russel Banks entièrement consacré au drame du Libéria en se demandant si ce qui se passe à Nairobi en ce moment n'est pas le remake de ce qui s'est passé à Monrovia dans les années 1970. La fiction et la reconstitution historique sont mêlées dans la puissante chronique de Russel Banks, un écrivain américain qui a présidé après Salman Rushdie, le Parlement international des écrivains et qui, après sa visite en Palestine, invité par Mahmoud Darwish en compagnie de Soyinka, Bretenbach, Saramango, a été boycotté par les médias occidentaux... Cette histoire du Libéria est une bien triste histoire, une bien funèbre épopée. Russel Banks a mené une longue enquête et a rassemblé une grande quantité de détails sur ce qui s'est passé du temps de William Tolbert, Samuel Doe, le sergent analphabète et anthropophage qui l'a renversé et ensuite avec le tandem de sinistre mémoire Prince Johnson et Charles Taylor. L'histoire racontée dans ce livre est une danse guerrière monstrueuse au sein de laquelle l'auteur place un agent de la CIA, Sam Clement, travaillant à l'ambassade américaine de Monrovia sous le couvert d'attaché culturel et tirant à chaque instant les ficelles, qui compte les cadavres jonchant les rues, les maisons qui brûlent et qui observe la tragédie qui s'aggrave d'heure en heure.Tout cela le laisse indifférent. Il peut le raconter même en riant. L'autre personnage dans le roman : une Américaine, Hannah Musgrave, qui traverse de bout en bout cette corrida sanglante, elle-même horrifiée mais résistante au choc de l'assassinat de son mari libérien, de la fuite de ses enfants devenus de cruels « enfants-soldats ». L'auteur nous dit le passé de cette femme. Quand elle fait le bilan lamentable de sa vie, elle qui croyait fuir l'Amérique pour le Libéria avec le FBI à sa recherche, elle découvre qu'elle a été victime d'une grosse manipulation de la part de CIA. Toute sa vie, elle a servi sans le savoir les intérêts de la CIA, en Amérique comme au Libéria. Fille d'un pédiatre de grande renommée, Hannah a milité dans des groupuscules gauchistes à Boston, a participé aux manifestations de Chicago, a donné un coup de main aux Black-Panthers (notamment quand son groupe a fait évader Timothy Leary de sa prison californienne, qui ensuite atterrit à Alger pour aussitôt se faire enfermer dans une cave d'une villa d'El Biar par les mêmes Black-Panthers, suite à un différend...). Dans le récit, par ignorance ou opportunisme, Hannah a accepté aussi d'aider Charles Taylor à s'enfuir d'une prison américaine pour rejoindre Tripoli où Kaddafi lui a donné argent et armes pour la suite sanglante que l'on connaît. Mais, ce n'est qu' au moment où Hannah fait le bilan de sa vie qu'elle comprendra qu'à chaque fois qu'elle a agi, c'était pour le compte de la CIA. Il est à espérer que le drame du Libéria ne se reproduise pas au Kenya, comme au Rwanda, en Sierra Leone et ailleurs. Ce ne sont surtout pas les chefs d'Etat africains, qui se réunissent de temps en temps à Addis Abeba après une longue sieste et qu'on connaît leur niveau d'incompétence et de corruption, qui pourront un jour sauver les peuples du continent. Cette semaine encore, des enfants innocents ont été brûlés vifs dans une église dévastée à Nairobi. Russel Banks : American Darling, coll Babel , Actes Sud, 571 pages