il faut imaginer Jorge Luis Borges dans une bibliothèque et nulle part ailleurs. Vivant au milieu des livres, le directeur de la Bibliothèque nationale de Buenos Aires ne se contente pas d'en vérifier le nombre, le classement et l'alignement. Ces objets qui l'entourent sont particuliers. Apparemment inanimés, ils ont la faculté de frapper de stupeur sacrée les Vandales eux-mêmes, à l'instar de ceux qui arrêtèrent aux portes de la bibliothèque de Saint Augustin, l'incendie auquel ils avaient livré Hippone. Les livres sont des vivants et Borges les dévore parce qu'il les aime, tous, sans distinction de chair, d'origine et de format. Et quand la cécité commencera à le frapper, elle ne prendra pas l'homme au dépourvu. Dévoré par l'obscurité, nul doute que le bibliothécaire trouve son salut dans le labyrinthe de l'imaginaire universel qu'il a construit de ses propres yeux pendant des années. Dans le dédale de ses lectures, Borges dédaignera de jouer les Thésée pour tisser lui-même les fils salutaires d'une existence pleine et entière, livrée à la lumière d'une œuvre réchappée des ténèbres. Le papivore aurait bien été capable de manger tout cru le minotaure lui-même pour se sortir d'un handicap majeur : ne plus lire, ne plus écrire. Quel fil d'Ariane pour l'inculte ? La sensation de perte, c'est plutôt le lecteur qui l'éprouve au moment de s'engager dans une œuvre qui foisonne d'autres œuvres. Fictions, L'Aleph, Le Livre de sable. Des livres de Borges. Des livres sortis d'autres livres, comme des rats (de bibliothèque) triomphant du naufrage des lectures colossales en nombre et en langue. Un petit morceau choisi dans des Fictions publiées à Buenos Aires entre 1956 et 1960, traduites en français entre 1957 et 1965 chez Gallimard. Deux séries de très courtes nouvelles Le jardin aux sentiers qui bifurquent (huit textes) et Artifices (neuf textes). Chaque série est précédée d'un prologue censé nous éclairer la route. On aurait presque envie de dire merci à M. Borges. Sauf que les prologues eux-mêmes sont déroutants, offrant à leur auteur l'occasion - une de plus - de mettre son œuvre en abîme. Aristote, Lewis Carroll, Cervantès... Tlön, Uqbar, Orbis Tertius... Livres vrais, livres imaginaires. L'écrivain bibliothécaire prend des notes et assure la circulation du sens dans les couloirs de la culture des hommes. Il lui arrive d'afficher ses préférences. Je préfère entre toutes, une nouvelle que Borges passe sous silence. Piquée au jeu de celui qui sème pour semer, je me suis résolument engagée dans l'histoire d'un homme, dont la dernière volonté semble laisser Dieu indiffèrent, autorisant un miracle qui devra rester un secret entre l'écrivain Borgès et ses lecteurs. Pacte tacite entre un créateur et sa créature, à la frontière du réel et de la fiction. En jeu ? L'œuvre dans le labyrinthe du temps dévorateur. Le miracle secret - c'est le titre de la nouvelle - raconte l'histoire de Jaromil Hladik. Tchécoslovaque, juif et écrivain. Voilà une triple détermination qui aurait eu déjà bien du mal à échapper à l'histoire qui rebelote en bottant le pavé européen, deux décennies après la Première Guerre mondiale. Tout aurait pu se passer dans la vie de Jaromil Hladik comme dans le rêve qui ouvre le récit. L'homme rêve d'une longue partie d'échecs, rendue interminable parce qu'elle se disputait depuis des siècles, non pas entre des individus mais entre deux familles ennemies qui avaient fini par oublier l'enjeu de la partie dont on murmurait qu'il était énorme et peut-être infini. Le rêve tourne au cauchemar parce que Jaromil y est l'aîné de l'une des deux familles et que des horloges sonnent l'heure du coup qui ne peut plus être retardé, mais Jaromil ne se rappelait ni les pièces ni les règles des échecs. Angoisse du dormeur qui se réveille juste à temps pour entendre le bruit des blindés du Troisième Reich qui entrent à Prague. Nous sommes le 15 mars 1939. Le 19 du même mois, Jaromil Hladik est dénoncé à la Gestapo qui l'arrête et s'abstient de le questionner. On fixe l'exécution au 29 mars à 9h. Plus que dix jours à vivre. Dans sa prison, Jaromil cède d'abord à la terreur, la pure terreur, celle qui ôte au plus sensé le discernement. Tout sauf le fusil, se dit le condamné qui aurait préféré le couteau et même la hache ou la potence. Peu à peu la raison revient. Seul l'acte général de mourir est redoutable. Qu'importent les circonstances concrètes. Voilà donc réglée la question de la manière et du lieu de mort. Reste à solder une vie au coût le plus élevé : celui de l'œuvre, d'une œuvre qui est une tragédie que Jaromil n'a pas achevée. Le titre de la pièce était tout trouvé : les ennemis, mais le troisième acte manquait. Vite ! une prière à Dieu dans l'obscurité : « Si j'existe de quelque façon, si je ne suis pas une de tes répétitions, un de tes errata, j'existe comme auteur de Ennemis. Pour terminer ce drame, qui peut me justifier et te justifier, je demande une année de plus. Accorde-moi ces jours. Toi à qui les siècles et le temps ne sont rien. » Dieu ne peut exaucer cette prière. Cela risquait de se savoir et c'était irréaliste. La Gestapo elle-même, jalouse de ses prisonniers, n'aurait pas pu empêcher la fuite. Alors dans l'obscurité de sa bibliothèque, Borges entend Jaromil Hladik. Pas question de laisser se perdre un seul bouquin, si ténébreux soit-il. Le dramaturge tchèque dispose de deux minutes, exactement deux minutes, pour achever son œuvre. A 9h, le peloton se forme et se met au garde-à-vous. Hladik, debout contre le mur de la caserne, attend la décharge. Une goutte de pluie commence à frôler la tempe du supplicié et roule lentement sur sa joue. Jaromil pense que je suis en enfer, je suis mort, je suis fou. Jaromil pense que le temps s'est arrêté. Alors ? Alors, dans ce cas, sa pensée se serait arrêtée. Alors Jaromil met sa pensée à l'épreuve. Il refait dans sa tête deux fois le troisième acte de ses Ennemis. Il abrège, il rectifie, il amplifie. Il termine son drame, il ne lui reste plus qu'à décider d'une seule épithète. Il la trouve et la goutte d'eau glisse sur sa joue et touche terre en même temps que son corps criblé de balles. Il est neuf heures deux minutes. Secrètement, miraculeusement, le bibliothécaire écrivain avait ourdi dans le temps son grand labyrinthe invisible. Invisible, le minotaure papivore avait recueilli la dernière larme d'un homme qui n'était pas un des errata de Dieu. Jamais ! Aucun écrivain. Aucune œuvre. L'ennemi pour Borges, ce n'est pas le temps qui abîme les yeux et rend aveugle. C'est le fusil qui n'exauce pas toujours les dernières volontés de l'homme.