Le prix Nobel de littérature se raconte à travers le destin d'un Nigeria malmené par la dictature et la misère. Wole Soyinka est un des romanciers africains les plus prodigues de sa génération. Après avoir publié un témoignage sur son emprisonnement, Cet homme est mort, et un ouvrage sur son enfance, Ake, il propose une autobiographie de la maturité : Il te faut partir à l'aube Ces mémoires et quelles mémoires ! ont celles d'un nigérian qui a reçu le prix Nobel de littérature en 1987, d'un Africain qui revient sur ses déboires en son propre pays. Pour le lecteur, la vie de ce dramaturge et romancier est loin d'être celle d'un écrivain retiré dans sa tour d'ivoire. A travers ce parcours d'une vie relatée avec force ; Wole Soyinka confirme son sens exacerbé de ce qu'est la personne humaine dans ce qu'elle a de plus cher, sa liberté de penser et d'action. Le paradoxe de cette autobiographie, longue de six cents pages, est que l'auteur parle finalement peu de lui. Il ne révèle rien de sa vie intime, et quand il évoque sa femme ou son fils, c'est par rapport à la menace qui a pesé sur eux. Ce n'est donc pas le récit de sa vie au quotidien et aucun détail croustillant sur ses relations mondaines n'apparaît. Il te faut partir à l'aube n'est pas non plus écrit sur le mode chronologique, mais sur un procédé d'écriture où la réflexion prime sur le récit des évènements qui ont toutefois leur importance. Ce qui est significatif, c'est son implication dans les affaires de la Cité, dans le sens grec et antique du terme. Son histoire personnelle est intimement liée à celle de son pays et de l'Afrique de manière globale dans sa lutte pour la démocratie et pour la justice. Ce qui l'horripile au plus haut point, c'est précisément la confiscation du pouvoir par une oligarchie au détriment de l'intérêt du peuple. Il revient sur sa détention lorsqu'il a pris position contre la guerre du Biafra en 1967 et souligne qu'il a failli perdre la vie pour ses idées. Il a toujours dénoncé les prises de pouvoir des militaires nigérians par la force et par le sang d'innocents. Sa lutte pour la démocratie lui a valu des aventures souvent rocambolesques dans la brousse et les villages le plus reculés du Nigeria et de la frontière avec le Togo, et là, le talent du conteur reprend le dessus. Les menaces de mort, les intimidations contre sa famille ont été nombreuses. Wole Soyinka aurait pu jouir d'une vie confortable auprès des régimes qui se sont succédé au Nigeria et ont toujours rêvé de le récupérer pour profiter de son image de respectabilité internationale. Au lieu de cela, il les a toujours combattus et il a payé de son être, contraint de vivre un exil qu'il n'a jamais souhaité. Toujours surveillé, même à l'étranger, les services secrets nigérians ne l'ont jamais lâché. D'ailleurs, il a été protégé par les pays d'accueil, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne ou la France. Il revient sur des moments douloureux comme les tentatives de déstabilisation par des campagnes calomnieuses contre lui, particulièrement pendant le « règne dépravé du Parti national du Nigeria » d'Abacha. Poussée par les services, une fille illégitime, créée de toute pièce, réclama ainsi sa paternité, un coup dur pour toute sa famille. On lui a aussi attribué différents crimes commis au Nigeria pour expliquer son exil et le salir. Wole Soyinka écrit que tout cela a « creusé un trou corrosif dans le cœur le plus secret » de son être. Cette autobiographie révèle un écrivain complexe, profond et sincère, car tout en tenant à son monde intérieur qui lui permet de créer des pièces de théâtre, des romans et des poèmes, il a toujours été dans le même temps à l'écoute de la vie politique et de la souffrance de son peuple. Il faut dire que toutes les dictatures qu'il a combattues ont laissé derrière elles des milliers de morts, dont l'assassinat politique du célèbre poète Ken Sari-Wiwa. Sur cet évènement, l'indignation de Wole Soyinka est sans pareille et il rapporte les efforts de Nelson Mandela pour sauver le martyr de la pendaison : « Le général Sani Abacha est assis sur un volcan, et je ferai en sorte que ce volcan explose ». Wole Soyinka rend hommage à Ken Sari-Wiwa en insistant sur le fait que tous les deux menaient le même combat pour la cause « la plus fondamentale de l'être social » qu'il résume par le terme de justice. Ce qui est frappant dans cette autobiographie c'est le nombre de fois où les termes prison et enfermement sont cités. L'emprisonnement physique avec tout ce que cela implique en termes de sévices, de tortures, de mise au silence, devient la réponse de ceux qui ont pris le pouvoir après le départ des colonisateurs. Pour les intellectuels, journalistes, romanciers, poètes et dramaturges qui ne se contentent pas d'applaudir mais remettent en cause ce déficit de démocratie, souvent la réponse est l'élimination physique ou l'exil qui est un enfermement dur et difficile comme il l'écrit : « Même lorsque le choix est pleinement volontaire, l'exil s'enfonce en vous comme un espace palpable de deuil ». Lorsqu'il rentre enfin au pays après la mort d'Abacha, il dit avec douleur : « Je suis de retour en ces lieux que je n'aurais jamais dû quitter ». Il est souvent dit que la vie d'un écrivain peut être d'une banalité désarmante car, en travaillant sur la fiction, il puise dans ses rêves et dans son imagination. Ceci est loin d'être le cas de Wole Soyinka qui met tout son talent au service de son pays et de l'Afrique, sans oublier d'autres causes comme celle des Palestiniens pour lesquels il souhaite un pays indépendant et libre. Le prix Nobel de littérature qui lui a été décerné en 1987 est amplement mérité, d'abord pour son écriture exceptionnelle, ensuite pour l'être engagé qu'il est. Cet homme si timide en public devient le dieu Ogun lorsqu'il doit défendre une cause juste. Il te faut partir à l'aube, un livre à méditer, une autobiographie qui stimule. Wole Soyinka, « Il te faut partir à l'aube », Ed. Actes Sud, 2007.