La vie politique s'anime à nouveau en Turquie, avec cette fois un procès devant la Cour constitutionnelle, visant tout simplement à interdire le parti au pouvoir, le AKP. Ce parti n'est plus seulement celui du chef du gouvernement mais aussi celui du chef de l'Etat. Il a commencé à étendre ses prérogatives au lendemain des élections législatives anticipées de juillet dernier, élections qu'il a d'ailleurs largement remportées. C'est pourquoi le recours déposé vendredi devant la plus haute institution judiciaire turque en vue d'interdire le parti au pouvoir pour activités anti-laïques constitue une « atteinte à la volonté nationale », affirmait, hier, le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan. Il réagissait pour la première fois publiquement à la demande du procureur de la Cour de cassation, déposée devant la Cour constitutionnelle, de dissoudre sa formation, issue de la mouvance islamiste. Il a rappelé que 16,5 millions d'électeurs avaient voté pour l'AKP aux dernières législatives de juillet 2007, obtenant près de 47% des voix. « Personne ne peut dire que ces gens sont le foyer d'activités anti-laïques », comme le souligne l'acte d'accusation du procureur, a-t-il poursuivi. Le Premier ministre s' en est aussi pris avec véhémence au procureur de la Cour de cassation, Abdurrahman Yalçinkaya, premier procureur du pays, qui a déposé la requête, soulignant qu'aucune institution judiciaire qui prend sa source du peuple ne pouvait « ignorer » la volonté du peuple, et a indiqué que « ceux qui ont apporté une telle honte et injustice subiront les conséquences de ce recours irresponsable ». M. Yalcinkaya recueillait des preuves depuis plusieurs mois à l'encontre de l'AKP, a-t-on appris de sources judiciaires. L'acte d'accusation du procureur accuse l'AKP d'être « devenu un foyer d'activités allant à l'encontre de la laïcité ». Le président de la Cour constitutionnelle, Hasim Kiliç, a confirmé avoir reçu le document et affirmé qu'il demandait que 71 membres de l'AKP soient interdits de politique pour cinq ans. Les noms de M. Erdogan, du président Abdullah Gül et de l'ancien président du Parlement, Bülent Arinç, figurent en tête de la liste, a-t-il ajouté, indiquant que les magistrats se réuniraient demain pour évaluer la recevabilité de la demande. M. Gül a été membre de l'AKP et ministre des Affaires étrangères avant de démissionner l'été dernier de ses fonctions pour pouvoir devenir président au terme d'une crise institutionnelle sur la laïcité sur fond d'avertissement de l'armée, gardienne des principes laïcs. M. Erdogan a défendu que l'AKP, fondé en 2001 sur les cendres de partis pro-islamistes bannis, était « un parti luttant pour la démocratie ». « Quoi qu'il en soit, personne ne peut nous dévier de notre objectif de lutter pour le peuple », a encore souligné M. Erdogan, un ex-islamiste qui nie son passé. Et vendredi, tout semblait indiquer que le dossier ouvert -mais pas l'instruction- contre l'AKP par un magistrat de cette même cour en 2002, soit quelques semaines à peine avant que AKP s'empare du pouvoir, est relancé sans que l'on sache de quelle manière et jusqu'où ira la justice turque. On se rappelle que son chef avait été condamné à une peine de trois mois de prison qui l'avait empêché de se présenter dans les délais à cette élection, mais il a été élu par la suite après avoir purgé sa peine. Et depuis cette date l'AKP, qui refuse d'être qualifié de parti islamiste, cherche à s'emparer des leviers du pouvoir, et parmi eux, les nominations aux fonctions de magistrat et de recteur d'université où est menée la bataille du voile, dont le port est interdit en milieu estudiantin et dans la haute administration. Justement, la démarche du procureur intervient alors que le Parlement, dominé par l'AKP, a voté en février une réforme très contestée autorisant le port du voile islamique dans les universités au nom des libertés individuelles. Les défenseurs de la laïcité, particulièrement influents au sein de l'armée, de la magistrature et de l'administration des universités, accusent l'AKP de vouloir mener une islamisation rampante de la Turquie, à 99% musulmane, au régime laïc. Depuis son arrivée au pouvoir en 2002, seulement un an après sa fondation, ce parti est sous le feu des critiques pour des projets controversés, tentative de criminaliser l'adultère, prohibition de l'alcool dans les espaces publics, et la légalisation du voile dans les facultés. Jusqu'à ce jour, la Cour constitutionnelle s'est toujours prononcée en faveur de l'interdiction d'un parti accusé d'activités anti-laïques. Et si une telle interdiction venait à être décidée pour les mêmes motifs, l'AKP aurait alors subi le même sort que deux autres partis islamistes, le Refah (Parti de la prospérité) en 1998 et Fazilet (Parti de la vertu) en 2001. La Turquie vit donc une nouvelle épreuve de force. Quelle en sera l'issue ?