L'onction populaire des gouvernants est pour nous le principe caractérisant au premier chef un régime démocratique. L'idée que le peuple est la seule source légitime du pouvoir s'est partout imposée avec la force de l'évidence. Nul ne songerait dorénavant à la contester, ni même à la réfléchir. Cette idée recouvre pourtant une approximation d'importance : celle de l'assimilation pratique de la volonté générale à l'expression majoritaire. Mais elle n'a guère été discutée. Le principe de majorité a en effet lui aussi été admis comme allant de soi. Le fait que le vote de la majorité établisse la légitimité d'un pouvoir a été universellement admis comme définissant une procédure assimilée à l'essence même du fait démocratique. Le passage de la célébration du Peuple ou de la Nation, toujours au singulier, à la règle majoritaire, ne va pourtant pas de soi, tant les deux éléments se situent à des niveaux différents. Il y a d'un côté l'affirmation générale, philosophique si l'on veut, d'un sujet politique, et de l'autre l'adoption d'une procédure pratique de choix. Se sont ainsi mêlés dans l'élection démocratique un principe de justification et une technique de décision. Leur assimilation routinière a fini par masquer la contradiction latente qui les sous-tendait. Les deux éléments ne sont en effet pas de même nature. En tant que procédure, la notion de majorité peut s'imposer aisément à l'esprit, alors qu'il n'en va pas de même si elle est comprise sociologiquement. La justification du pouvoir par les urnes a en effet toujours implicitement renvoyé à l'idée d'une volonté générale, et donc d'un peuple, figure de l'ensemble de la société. C'est ainsi l'horizon de l'unanimité qui a depuis l'origine sous-tendu l'idée démocratique : est démocratique, au sens le plus large du terme, ce qui exprime la généralité sociale. On a seulement fait dans cette perspective comme si le plus grand nombre valait pour la totalité, comme si c'était une façon acceptable d'approcher une exigence plus forte. Assimilation doublée d'une autre : celle de l'identification de la nature d'un régime à ses conditions d'établissement. La partie valant pour le tout, le moment électoral valant pour la durée du mandat : tels ont été les deux présupposés sur lesquels a été assise la légitimité d'un régime démocratique. Le problème est que cette double fiction fondatrice est progressivement apparue comme exprimant un insupportable mensonge. Dès la fin du XIXe siècle, alors que le suffrage universel (masculin) commençait tout juste à se généraliser en Europe, les signes d'un précoce désenchantement se sont pour cela multipliés de toutes parts. Les mots de peuple et de nation qui n'avaient cessé de nourrir les attentes et les imaginations se sont alors trouvés comme rapetissés en étant noyés dans les méandres de l'agitation partisane et des clientèles. Le constat de la corruption des élites politiques (que l'on pense au scandale de Panama en France ou à l'état déplorable des mœurs politiques américaines de l'époque) n'a fait qu'accroître le trouble. Pendant toute cette période des années 1890-1920 au cours de laquelle s'amoncellent les ouvrages qui auscultent la « crise de la démocratie », l'idée que le fonctionnement du système électoral majoritaire conduit à exprimer l'intérêt social a pour cela ainsi perdu toute crédibilité. Le monde électoral-parlementaire est plus apparu gouverné par des logiques de particularité que par une exigence de généralité. Le principe de l'élection des gouvernants a, certes, toujours dessiné un horizon procédural indépassable, mais on a cessé de croire à l'automaticité de ses vertus. Face à ce qui a été ressenti comme un profond ébranlement, ces années 1890-1920, encadrant la Grande Guerre, vont s'efforcer de déterminer les moyens permettant à l'idéal démocratique de retrouver sa dimension substantielle primitive. Les voies les plus extrêmes seront explorées, allant même jusqu'à ériger un moment le projet totalitaire en figure désirable du bien public. Mais du sein de ce bouillonnement, va aussi émerger de façon plus discrète ce qui modifiera en profondeur les régimes démocratiques : la formation d'un véritable pouvoir administratif. C'est en effet pendant cette période que s'édifie partout un Etat plus fort et mieux organisé. Le fait important est que son développement a été indissociable d'une entreprise de refondation de ses principes. On a voulu que la « machine bureaucratique » puisse constituer en elle-même une force identifiée à la réalisation de l'intérêt général. Le modèle du service public en France a alors illustré une façon de penser la poursuite de cet objectif. Le but a été d'ériger une sorte de « corporatisme de l'intérêt général », fondé sur la mise en place de fonctionnaires compétents et désintéressés, identifiés à leur mission, totalement dévoués au bien public. Les « jacobins d'excellence » en ont constitué la figure emblématique, la participation ultérieure à la résistance contre le nazisme des premiers d'entre eux leur ayant ensuite octroyé l'équivalent d'une sorte de brevet de désintéressement patriotique. Sans que les choses n'aient jamais été pleinement conceptualisées, les régimes démocratiques ont ainsi progressivement reposé sur deux pieds : le suffrage universel et l'administration publique. Cette dernière s'est transformée à cette occasion. Elle a cessé d'être la simple courroie de transmission du pouvoir politique pour acquérir une marge d'autonomie fondée sur la compétence et le service du bien public. Deux types d'épreuves parallèles ont simultanément été reconnues pour désigner ceux que l'on pourrait appeler les représentants, ou les interprètes, de la généralité sociale : l'élection et le concours (ou l'examen). L'élection comme choix « subjectif », guidé par le système des intérêts et des opinions, le concours comme sélection « objective » des plus compétents. Dans le cas français, ces deux dimensions de « l'arche sainte » du suffrage universel et du service public ont explicitement superposé leurs valeurs respectives dans l'idéologie républicaine. La haute administration l'a incarné au même titre que les élus du peuple. A côté de la légitimité d'établissement, celle de la consécration par les urnes, une deuxième appréhension de la légitimité démocratique, celle d'une identification à la généralité sociale a ainsi vu le jour dans ces conditions. Elle a, dans les faits, joué un rôle décisif en tant qu'élément compensateur de l'affaiblissement de la légitimité électorale. Se trouvaient superposées de la sorte les deux grandes façons de concevoir la légitimité : la légitimité dérivée de la reconnaissance sociale d'un pouvoir, et la légitimité comme adéquation à une norme ou à des valeurs. Ces deux formes croisées de légitimité, procédurale et substantielle, avaient donné à partir du tournant du XXe siècle une certaine assise aux régimes démocratiques. Cette page a commencé à se tourner dans les années 1980. La légitimation par les urnes a d'abord reculé, du fait de la relativisation et de la désacralisation de la fonction de l'élection. A l'âge « classique » du système représentatif, l'élection valait mandat indiscutable pour gouverner ensuite « librement ». Il y avait en effet la présupposition d'une sorte d'inclusion logique des politiques à venir dans les termes du choix électoral, du seul fait de l'inscription de ce dernier dans un univers prévisible, structuré par des organisations disciplinées, aux programmes bien définis, inscrites dans un champ aux clivages clairement dessinés. Ce n'est plus le cas. L'élection a donc dorénavant une fonction plus réduite : elle ne fait qu'opérer et légitimer un mode de désignation des gouvernants. Elle n'implique plus une légitimation a priori des politiques qui seront ensuite menées. Le pouvoir administratif a de son côté été fortement délégitimé. La rhétorique néo-libérale a joué son rôle en affaiblissant la respectabilité de l'Etat et en invitant à ériger le marché en nouvel instituteur du bien-être collectif. Plus concrètement, les nouvelles techniques d'organisation des services publics (le New Public Management) ont surtout introduit des méthodes qui ont conduit à dévaloriser la figure classique du fonctionnaire comme agent patenté de l'intérêt général. La haute fonction publique s'est trouvée la plus atteinte par cette évolution, ne semblant plus capable d'incarner une force d'avenir dans un monde plus ouvert et moins prévisible (et également touchée, il est vrai, par un phénomène massif de désertion du service de l'administration par les élites, en raison d'une disparité croissante des niveaux de rémunération avec le secteur privé). La reconnaissance d'une technocratie parée des vertus de rationalité et de désintéressement a aussi perdu son évidence dans une société plus lucide et plus éduquée. L'ancien style d'une action publique « bienveillante », surplombant une société considérée comme mineure est devenu du même coup économiquement inopérant et sociologiquement inacceptable. Le pouvoir administratif a donc été dépossédé des éléments moraux et professionnels qui lui avaient autrefois permis de s'imposer. L'affaiblissement de sa légitimité s'est ainsi ajouté à celui de la sphère électorale-représentative. L'affaissement de l'ancien système de double légitimité et les divers changements qui l'ont à la fois provoqué et accompagné à partir des années 1980 n'ont pas seulement entraîné un vide. Si le sentiment d'une perte, ou même d'une décomposition, s'est fortement fait ressentir, une sorte de recomposition silencieuse s'est aussi engagée. De nouvelles attentes citoyennes sont d'abord apparues. L'aspiration à voir s'instaurer un régime serviteur de l'intérêt général s'est exprimée dans un langage et avec des références inédites. Les valeurs d'impartialité, de pluralité, de compassion ou de proximité se sont par exemple imposées de façon sensible, correspondant à une appréhension renouvelée de la généralité démocratique, et partant, des ressorts et des formes de la légitimité. Des institutions, comme les autorités indépendantes ou les cours constitutionnelles, ont parallèlement vu leur nombre et leur rôle s'accroître considérablement. Une autre façon de gouverner semble enfin s'être esquissée avec la place croissante prise par l'attention à l'image et à la communication. Se mêlent de façon encore confuse dans ce bouleversement, l'esquisse de nouveaux possibles et l'amorce de pathologies menaçantes de la vie politique. Le trait majeur qui caractérise le tournant des années 1980 consiste dans une reformulation des termes dans lesquels l'impératif démocratique d'expression de la généralité sociale est appréhendé. Pour bien prendre la mesure de cette évolution, il faut repartir des visions précédemment dominantes de cette généralité. Le suffrage universel repose sur une définition agrégative de cette dernière : c'est la masse des citoyens-électeurs dont l'expression dessine la figure de la volonté générale. Le service public renvoie quant à lui à l'idée d'une généralité objective : le fait que la raison publique ou l'intérêt général soient en quelque sorte identifiés aux structures mêmes de l'Etat républicain. La généralité est dans les deux cas considérée comme susceptible d'être adéquatement et positivement incarnée. Devant l'affaissement ressenti de ces deux façons d'aborder les choses, on peut déceler l'émergence de trois autres manières, plus indirectes, d'approcher l'objectif de constitution d'un pouvoir de la généralité sociale : La réalisation de la généralité par détachement des particularités, distance raisonnée et organisée vis-à-vis des différentes parties impliquées dans une question. Elle définit un pouvoir appréhendé comme un lieu vide. La qualité de généralité d'une institution est constituée dans ce cas par le fait que personne ne peut se l'approprier. C'est une généralité négative. Elle renvoie à la fois à une variable de structure qui en est le support (le fait d'être indépendant), et à une variable de comportement (le maintien de la distance ou de l'équilibre). C'est le type de généralité qui définit la position d'institutions comme les autorités de surveillance ou de régulation et les distingue au premier chef d'un pouvoir élu. La réalisation de la généralité par le biais d'un travail de pluralisation des expressions de la souveraineté sociale. Le but est là de compliquer les sujets et les formes de la démocratie pour en réaliser les objectifs. Il consiste notamment à corriger les inaccomplissements résultant de l'assimilation d'une majorité électorale à la volonté du corps social appréhendé dans sa globalité. C'est une généralité de démultiplication. On peut considérer qu'une Cour constitutionnelle participe d'une telle entreprise lorsqu'elle veille à passer au tamis de la règle constitutionnelle, exprimant ce qu'on pourrait appeler le « peuple principe », les décisions du parti majoritaire. La réalisation de la généralité par prise en considération de la multiplicité des situations, reconnaissance de toutes les singularités sociales. Elle procède d'une immersion radicale dans le monde de la particularité, marquée par le souci des individus concrets. Ce type de généralité est associé à une qualité de comportement, il résulte de l'action d'un pouvoir qui n'oublie personne, qui s'intéresse aux problèmes de tous. Il est lié à un art de gouvernement qui est aux antipodes de la vision légicentrique. A rebours de l'approche de la constitution du social par un principe d'égalité juridique, mettant à distance toutes les particularités, la généralité est définie dans ce cas par un projet de prise en compte de la totalité des situations existantes ; elle est définie par l'étendue d'un champ d'attention. C'est une généralité d'attention à la particularité. Trois nouvelles figures de la légitimité ont en conséquence commencé à se dessiner, chacune associée à la mise en œuvre de l'une des approches de la généralité sociale que nous venons de décrire : la légitimité d'impartialité (liée à la mise en œuvre de la généralité négative) ; la légitimité de réflexivité (associée à la généralité de démultiplication) ; la légitimité de proximité (suivant la généralité d'attention à la particularité). Cette véritable révolution de la légitimité participe d'un mouvement général de décentrement des démocraties. Se prolonge en effet sur ce terrain la perte de centralité de l'expression électorale déjà observée dans l'ordre de l'activité citoyenne. Dans La Contre-démocratie, j'ai ainsi décrit comment de nouvelles formes d'investissement politique avaient émergé, les figures du peuple-surveillant, du peuple-veto et du peuple-juge dessinant leur nouvelle vitalité en contrepoint de celle d'un peuple-électeur effectivement plus morose. La vie des démocraties s'élargit donc de plus en plus au-delà de la sphère électorale-représentative. Il y a dorénavant bien d'autres façons concurrentes et complémentaires de la consécration par les urnes d'être reconnu comme démocratiquement légitime. Contrairement aux légitimités d'établissement et d'identification qui étaient indissociables de propriétés considérées comme appartenant intrinsèquement à certains pouvoirs (l'élection ou le concours donnant un statut à ceux qui avaient triomphé de l'épreuve impliquée), ces formes émergentes sont constituées par des qualités. La légitimité n'est donc jamais acquise dans leur cas. Elle reste toujours précaire, continuellement remise en jeu, dépendante de la perception sociale de l'action et du comportement des institutions. Cette donnée exprime quelque chose d'essentiel : elle traduit le fait que ces nouvelles figures sortent du cadre de la typologie usuelle distinguant la légitimité comme produit d'une reconnaissance sociale et la légitimité comme adéquation à une norme. Les légitimités d'impartialité, de réflexivité et de proximité superposent en effet les deux dimensions ; elles ont un caractère hybride. Elles dérivent des caractéristiques des institutions, de leur capacité à incarner des valeurs et des principes, mais elles restent simultanément dépendantes du fait qu'elles doivent être socialement perçues comme telles. On peut de la sorte concevoir que leur déploiement puisse faire entrer les démocraties dans un nouvel âge. Le régime de légitimité qui émerge conduit en effet à dépasser les termes de l'opposition traditionnelle entre les gardiens de la « généralité républicaine », surtout préoccupés par la substance des choses, et les champions d'une « démocratie forte », d'abord attentifs à l'intensité de la mobilisation sociale. Dans cette perspective, la redéfinition de la légitimité suggère qu'il y a plusieurs manières d'agir ou de parler « au nom de la société » et d'être représentatif. Les trois nouvelles légitimités font pour cela système, se complétant pour définir de façon plus exigeante l'idéal démocratique. L'auteur est professeur au Collège de France, titulaire de la chaire d'histoire moderne et contemporaine du politique.