Le débat sur la valeur et la convertibilité du dinar revient sur le devant de la scène. En tant qu'expert, pensez-vous que le dinar algérien est actuellement sous-évalué ou surévalué ? Bien malin celui qui peut répondre à cette question, en l'absence d'un arbitre neutre, qui ne peut être que le marché, mais aussi en l'absence de paramètres objectifs d'évaluation. Du coup, les avis divergent sur cette question. Les exportateurs, par exemple, préfèrent toujours un dinar plus bas, parce qu'il leur permet d'exporter plus facilement. Les importateurs, en revanche, préfèrent parler de sous-évaluation du dinar, car une réévaluation du dinar rend les importations moins chères et leur permet donc de vendre plus ou d'augmenter leurs profits. Idem pour les consommateurs, bien sûr, qui voient ainsi leur pouvoir d'achat amélioré. Ces positions ne sont pas forcément celles de l'Etat, garant du bon fonctionnement général de l'économie et des équilibres sociaux à moyen et long termes et de sa préservation. Celui-ci vous parlera donc des équilibres macroéconomiques à préserver, comme de la nécessité de prévenir les tensions inflationnistes. C'est grosso modo la politique suivie depuis les premiers accords d'ajustement structurels signés avec le FMI il y a une quinzaine d'années. L'Etat peut donc légitimement prétendre que le prix actuel du dinar reflète sa vraie valeur dans la mesure où ces équilibres ont été jusqu'ici préservés. Que sa réévaluation relancerait l'inflation par un surcroît de consommation, facteur de déséquilibres tant au niveau du budget de l'Etat que de la balance des paiements (qui affecteraient négativement le pouvoir d'achat et le niveau des réserves de change), alors que la priorité est la relance de l'investissement productif. Il vous dira aussi, tout aussi légitimement, que sa dépréciation aurait pour effet une augmentation immédiate des prix à l'importation, tant des équipements productifs que des biens de consommation, aggravant le pouvoir d'achat des ménages et alourdissant le coût des investissements pour les entreprises. Ce raisonnement est apparemment valable, mais on peut se demander tout aussi légitimement si les niveaux de l'emploi, de la croissance, des investissements productifs et des exportations (hors hydrocarbures, bien sûr) sont à la hauteur de ce qu'on devrait attendre d'un pays qui dégage autant d'excédents à l'exportation. C'est du reste ce que ressent l'opinion publique quand elle met en rapport le niveau extraordinairement élevé des réserves de change et la situation sur le front de l'emploi et du pouvoir d'achat. Dire dans ces conditions que le taux de change est à son niveau d'équilibre, a-t-il un sens ? Certains pays, comme la Chine, sont fort décriés par leurs partenaires occidentaux, pour pratiquer un taux de change sous-évalué, à l'effet de se donner un avantage compétitif à l'exportation, et ça marche très bien, comme en témoignent leurs performances industrielles et à l'exportation. Loin de ces théories et cette divergence qui sépare les avis des uns et des autres, peut-on savoir aujourd'hui si le dinar est à sa vraie valeur ou non ? Les Chinois ne se demandent pas si la valeur de leur monnaie est à sa vraie valeur ou pas. Leur taux de change sert des choix politiques et économiques stratégiques. Mais dans le cas de l'Algérie, quelle est cette politique ? Je conviens volontiers que les conditions propices à l'émergence d'un marché libre des changes ne sont pas encore réunies, tant elles sont complexes. Mais en l'absence d'un tel marché, qui suppose que la monnaie fluctue librement et que son taux s'ajuste en permanence, en fonction de l'état de l'économie réelle, quelle politique adopter en Algérie ? Selon les indicateurs de la Banque d'Algérie et du FMI, le dinar est proche de sa valeur d'équilibre. Ces indicateurs élaborés se basent sur la théorie de la parité des pouvoirs d'achat, qui tient compte des niveaux d'inflation comparés entre l'Algérie et ses partenaires économiques. Mais cette méthode est par trop statique. Elle dit simplement que le niveau du dinar est compatible avec les équilibres macroéconomiques atteints. Mais elle est muette sur tout le reste, c'est-à-dire sur la question de savoir si le taux de change actuel est compatible avec une autre politique. Plutôt que la recherche d'un hypothétique taux d'équilibre, impossible à définir dans les conditions qui prévalent actuellement, n'est-il pas plus pertinent de se demander quels sont les objectifs stratégiques que nous voulons atteindre ? Autrement dit : quels objectifs en matière de croissance et d'emploi ? Quel est le niveau d'inflation supportable socialement et économiquement ? Et au final, quel taux de change est-il le mieux à même d'atteindre ces objectifs ? Ce qui revient à inverser la hiérarchie des priorités et à mettre les données macro-économiques au service d'une politique économique claire, fondée sur une stratégie industrielle et une stratégie d'exportation. En l'absence d'un marché des changes libre en Algérie, existe-t-il un autre instrument en mesure d'évaluer la monnaie nationale ? Je crois avoir déjà répondu à cette question. Pour dire les choses autrement, il n'y a pas de taux de change idéal, c'est-à-dire un taux qui soit attractif pour les producteurs comme pour les consommateurs, pour les exportateurs comme pour les importateurs, et pour l'Etat qui doit veiller aux grands équilibres, à la croissance, au bien-être et au plein-emploi. Si j'ai parlé du rôle du marché dans la détermination du taux de change, c'est parce qu'il est le seul qui soit en mesure de révéler clairement les dysfonctionnements éventuels de l'économie, sans contestation possible, et permettre à l'Etat d'y remédier. Cela étant, même le marché a ses limites car ses excès sont toujours possibles, comme le prouve aujourd'hui la parité euro/dollar. Mais les interventions directes des banques centrales sur les marchés des changes (passées de mode) ou l'action sur les taux d'intérêt parviennent généralement à les corriger. Quand ce n'est pas le cas, on s'attaque aux racines du mal, c'est-à-dire les origines structurelles des déséquilibres. En l'absence de marché, on ne peut que se fier aux performances de l'économie. Si celles-ci sont bonnes et permettent d'assurer un niveau satisfaisant de croissance, de bien-être et d'emploi, alors on peut estimer que le niveau du taux de change est correct. Dans le cas contraire, c'est la confusion. Je crois que c'est ce qui caractérise la situation actuelle. Pour illustrer mon propos, je peux citer la confusion entre le taux de change parallèle et le taux officiel. Beaucoup raisonnent en fonction du second, censé refléter le vrai taux, ce qui est parfaitement inexact. La preuve, toutes les dévaluations passées ont entraîné ipso facto sa dévaluation dans les mêmes proportions. Le taux parallèle est l'ombre projetée du taux officiel. Deuxième exemple : à chaque remontée ou baisse de l'euro contre le dinar, on parle de dépréciation ou d'appréciation des performances du dinar, alors que celles-ci ne sont que le reflet mécanique des fluctuations de l'euro contre les autres devises. Cela étant, il faut savoir que la méthode de cotation du dinar (qui est basé sur un panier de devises) atténue l'impact des fluctuations des devises sur le dinar et, partant, sur l'économie nationale. Sans cette méthode, l'euro vaudrait aujourd'hui beaucoup plus cher, probablement au-dessus de 120 DA en taux officiel. Depuis cinq à six ans, l'euro a gagné, en effet, 80% contre le dollar alors qu'il n'a augmenté que de 40% environ contre le dinar. Cette confusion est alimentée aussi par le sentiment que les excédents records de notre balance des paiements et le niveau élevé des réserves de change devraient entraîner une réévaluation du dinar. Faux sentiment car le pays ne produit pas de richesses, les excédents enregistrés n'étant dus qu'à la rente pétrolière. Mais cette méthode de cotation, malgré ses qualités, n'est pas en mesure de dire si le dinar est à sa vraie valeur ou non. La question qui reste posée est plutôt de savoir si l'économie algérienne marcherait mieux ou moins bien avec un dinar plus fort ou un dinar plus faible. Quelles conclusions pouvez-vous nous livrer ? La question de savoir si le dinar est sous-évalué ou surévalué n'est pas en soi la plus pertinente. Non plus que celle de savoir si le marché peut mieux faire aujourd'hui dans la détermination de sa valeur. Car même dans l'hypothèse d'un flottement libre du dinar, qui suppose sa convertibilité totale (l'inverse n'est pas vrai), la nécessité peut se ressentir d'intervenir dans un sens ou un autre, afin que sa valeur soit en conformité avec les objectifs macro et micro-économiques attendus. Trois constats, en tout cas, pourraient servir de sources d'inspiration : 1. La principale carence de notre économie étant la trop forte dépendance des hydrocarbures, qui sont une matière première et une source d'énergie non renouvelables, la préoccupation principale devrait être de savoir quelles conditions mettre en place pour sortir de cette dépendance. De ce point de vue, je vois mal comment on peut accompagner les stratégies susceptibles d'être mises en place avec un dinar fort. D'autant que le renforcement de celui-ci ne peut qu'alourdir encore la dépendance du pays vis-à-vis de l'étranger, qui aggrave chaque jour les chances de bâtir une industrie nationale. 2. Plutôt que l'amélioration du pouvoir d'achat par une appréciation du dinar, qui entraîne les effets pervers que je viens de souligner, il vaut encore mieux subventionner la production locale et les couches sociales défavorisées, dont le pouvoir d'achat risque d'être encore plus laminé par les hausses actuelles et à venir des produits alimentaires importés. 3. Les choix qui peuvent être effectués en matière monétaire comme en matière de politique économique sont des choix essentiellement politiques.