Quels sont, selon vous, les plus grands maux de la justice algérienne ? La justice, aujourd'hui et depuis l'indépendance, souffre de la dépendance du judiciaire du politique. Il faut rappeler que le ministre de la Justice, après avoir disserté longuement sur l'indépendance de la justice, a revendiqué récemment dans une interview accordée à l'un de vos confrères son « droit » de donner des instructions aux magistrats du siège. On est à l'ère du « camarade juge » chargé de défendre la révolution socialiste. A l'époque, cela avait au moins le mérite d'être clair. Le justiciable, qui exprime son mécontentement au quotidien, n'a plus confiance en la justice. Comment peut-on expliquer, par exemple, qu'une décision rendue par le tribunal correctionnel fasse l'objet d'un appel du prévenu, du parquet et de la partie civile ? On peut ajouter à cela l'archaïsme de notre droit pénal. La justice algérienne condamne encore à des peines de prison en matière de délit de presse. L'émission de chèques sans provision est toujours punissable. La quasi-totalité des décisions est susceptible d'appels et de pourvois en cassation. On peut ajouter le non-respect du principe de l'opportunité des poursuites, etc. Ce qui mène à des audiences interminables et à des décisions bâclées quel que soit, par ailleurs, la compétence du magistrat. Ce sont là quelques exemples. L'indépendance des juges est un préalable à toute réforme. Cette question doit faire l'objet d'un débat public. Le reste est accessoire. Certains estiment que la justice était « plus indépendante dans les années 1970 », qu'en pensez-vous ? Qu'est-ce qui pourrait expliquer une telle régression ? Je viens de parler de camarades juges qui prêtaient serment de défendre la révolution socialiste. Dire que la justice des années 1970 était plus indépendante que celle d'aujourd'hui qui serait une méconnaissance du fonctionnement des institutions dans un système de parti unique. On peut le penser quand on n'a jamais eu affaire à une cour de sûreté de l'Etat et autres juridictions d'exception politiques. Je dois dire que dans les textes (la Constitution, le statut de la magistrature, les conventions internationales ratifiées par l'Algérie…), les magistrats sont relativement indépendants. Le reste est une question de personnes et de culture. On ne peut pas imposer l'indépendance à un magistrat du siège qui exécute les instructions au détriment de la loi et qui proclame à l'audience publique haut et fort : taâlimat ya oustadh ! (ce sont les instructions, maître !). Le sentiment d'injustice est-il imputable à la précipitation dans la prise de décision des juges, aux pressions dont ils font l'objet ou y a-t-il d'autres facteurs ? L'Algérien ne fait plus confiance aux institutions et à la classe politique, encore moins à la justice. C'est un constat. L'affaire des harraga peut bien illustrer ce sentiment d'injustice. Comment prétendre le contraire lorsqu'un jeune Algérien sans travail, sans espoir, qui ne dispose même pas de sa propre chambre chez ses parents, qui est agressé au quotidien par des véhicules à 7 millions de dinars, des villas achetées à 20 millions de centimes revendues à 30 milliards ou louées à 200 millions par mois, tente dans une embarcation de fortune d'atteindre la côte nord de la Méditerranée au détriment de sa vie ? Et si par malheur il est arrêté pendant cette tentative du « quitte ou double », il est mis en prison par la justice de son pays. On peut ajouter à cela le fait que la répression ne touche généralement que les Algériens du rez-de-chaussée. Quant aux jugements en général, un procès civil qui nécessite une moyenne de 2 ans, selon les normes, est expédié chez nous en quelques mois. Et c'est bien, paraît-il, pour les statistiques. Les accusations de corruption dans les rangs des magistrats sont généralement basées sur des rumeurs, des présuppositions ou des signes extérieurs de richesse, qu'en est-il réellement, d'après vous ? Il existe certes des magistrats corrompus, comme il existe des parlementaires et des ministres impliqués dans des scandales de corruption. L'affaire Khalifa est l'arbre qui cache la forêt. Il est vrai que lorsque la corruption touche le corps de la magistrature, chargé en principe de sanctionner les responsables corrompus, quel que soit leur rang dans la hiérarchie, la situation devient plus critique. Mais je dois dire que dans des cas de corruption connus, les juges ont condamné sans complaisance leurs collègues. Et il faut peut-être s'interroger sur le fait que la Cour des comptes soit en stand-by depuis quelques années. Qu'est ce qui pourrait, selon vous, améliorer la situation de la justice algérienne ? L'amélioration de la situation de la justice passe obligatoirement par la réforme du système politique. Ce n'est pas en réunissant des représentants de tel ou tel secteur pendant neuf mois au Club des Pins qu'on arrivera à réformer le système judiciaire. A mon avis, le pouvoir politique ne veut pas d'une justice indépendante, car il y a trop d'intérêts qui seront remis en cause, et l'affaire Khalifa a encore une fois démontré la mainmise de l'Exécutif sur la justice pour arriver à des poursuites sélectives. Si on veut réellement donner au peuple algérien une justice digne de ses sacrifices, on doit conjuguer les efforts pour assurer une indépendance réelle des magistrats et abolir tous les privilèges, à commencer par la fermeture du bureau des affaires spéciales au ministère de la Justice qui est un véritable cimetière de plaintes déposées par des citoyens contre de hauts responsables. L'indépendance de la justice ne doit pas rester un simple discours à l'ouverture de chaque année judiciaire. Il faut donner la parole aux magistrats, greffiers, avocats, huissiers, experts judiciaires… avant toute réforme. En somme, la justice concerne toutes les couches sociales. Et un débat public sur la question ne serait pas de trop.