Jean Bricmont est un physicien et essayiste belge. Docteur en sciences, il a travaillé comme chercheur à l'université Rutgers puis a enseigné à l'université de Princeton, toutes deux situées au New Jersey (Etats-Unis). Il est actuellement professeur de physique théorique à l'université catholique de Louvain, dans l'unité de physique théorique et de physique mathématique (département de physique). Bricmont est impliqué en France dans la défense de la rationalité et de la démarche scientifique. Son ouvrage Impérialisme humanitaire, préfacé par Noam Chomsky, professeur au Massachusetts Institute of Technology, vient d'être publié par les Editions Apic à Alger. De passage à Alger, il a accepté de répondre à quelques questions. A la différence de beaucoup d'observateurs, vous pensez que le lobby pétrolier n'est pas la cause du soutien inconditionnel de l'Administration américaine à Israël dans les guerres qu'elle mène au Moyen-Orient ou à celle contre l'Irak... Il faut distinguer entre la guerre d'Irak et le soutien à Israël, et le soutien à la guerre avec l'Iran. Le soutien à Israël ne rapporte pas de pétrole... Il n'y a pas de pétrole au Liban. Il n'y en a pas dans les territoires occupés. Les Etats-Unis irritent les principaux producteurs de pétrole. A ma connaissance, les compagnies pétrolières ne soutiennent pas Israël ou ne poussent pas au soutien avec Israël. Le soutien idéologique avec Israël est vraiment réaffirmé jour après jour dans les universités, les médias, dans les discours dominants... sous les pressions des hommes politiques. Si on regarde en détail le fil de ce qui se passe, on voit qu'il y a une pression idéologique très très forte en faveur d'Israël. Mais elle n'émane pas des milieux d'affaires. La guerre avec l'Iran, c'est encore plus clair parce qu'il n'y a personne dans les milieux pétroliers qui pousse à cette guerre parce que s'ils bombardaient l'Iran, ça ne va pas rapporter du pétrole non plus. Donc, ce n'est pas intéressant. La question de la guerre avec l'Irak, c'est encore un peu plus compliqué. Mais de nouveau, je n'ai pas vu personnellement des pressions monter de la part des milieux pétroliers. Il y a des gens comme James Baker qui était secrétaire d'Etat à l'époque de Bush 1er qui était contre cette guerre. Bush 1er était aussi apparemment contre cette guerre, même s'il ne le disait pas. Baker était expressément contre cette guerre. Il y a plusieurs personnes qui sont liées aux milieux pétroliers, mais qui sont contre cette guerre. Je ne veux pas dire que j'explique ça uniquement par l'influence du sionisme, mais c'est une influence très importante. Il y a un mélange entre eux et les partisans de l'impérialisme humanitaire, c'est-à-dire toute une série de personnes qui veulent exporter la démocratie et réinstaurer le pouvoir américain. Les milieux d'affaires, à mon avis, sont mieux partagés. Je ne pense pas que ce sont eux qui constituent le fer de lance de la propagande en faveur de la guerre ou du soutien à Israël. Qui serait alors derrière ces guerres ? Ce sont les milieux sionistes. Les milieux sionistes exercent une hégémonie culturelle et intellectuelle aux Etats-Unis et en France aussi qu'on ne peut pas négliger. A partir du moment où on ne peut pas critiquer Israël, et que quand on critique Israël, on est attaqué pour antisémitisme... on est soumis à des pressions. Tous les journalistes qui en ont fait l'expérience, tous les hommes politiques, les comédiens, les artistes qui ont fait des choses à propos d'Israël ont subi ce genre de pression. Les gens qui ne le font pas savent bien que s'ils le font, il se passerait quelque chose. Donc, il y aura un problème pour eux. C'est un signal qui est envoyé à tout le monde. Il me semble qu'il y a une pression constante, d'une part, et puis il y a une impossibilité de discuter du lobby. Quand Mearsheimer et Walt l'ont fait dans leur livre, ils ont aussi été attaqués de tous les côtés (The Israel Lobby and Us Foreign Policy : « Le lobby israélien et la politique extérieure des Etats-Unis »), et il est signé conjointement par John Mearsheimer de University of Chicago et Stephen Walt de la John K. Kennedy School of Government de l'université de Harvard. Il a fallu des années, il a fallu la catastrophe en Irak pour qu'on commence à en parler. Justement, vous êtes au fait des débats qu'il y a aux Etats- Unis. Que se passe-t-il ? Je pense qu'il y a un début, parce qu'il y a une partie de la classe dirigeante justement — c'est ça qui est assez intéressant — il y a une partie de la classe dirigeante qui se rend compte que l'alliance avec Israël ne leur rapporte rien et leur coûte très cher. Elle leur coûte de l'argent, du prestige, elle leur coûte des alliés et ils se rendent compte aussi que cette alliance n'est pas très étrangère à la guerre contre l'Irak et la possibilité de la guerre avec l'Iran. Et la guerre avec l'Irak est un désastre absolu pour les Américains. Ils ne savent pas comment s'en sortir. Ils vont sûrement perdre beaucoup s'ils s'en sortent. C'est extrêmement catastrophique pour eux. C'est un désastre économique, humanitaire... au niveau du prestige. Plus près de nous, un projet d'Union pour la Méditerranée sera lancé au mois de juillet, et certains observateurs pensent que c'est une initiative destinée à normaliser les relations de certains pays arabes avec Israël, qu'en pensez-vous ? Je n'ai pas assez étudié le dossier pour dire quelque chose là dessus. La seule chose que j'ai lue, c'est que cette Union est un peu mort-né et il ne va pas se faire grand-chose de substantiel. Justement, le problème israélien est insoluble, ils ne vont pas le résoudre avec cette union. Ils vont peut-être essayer d'incorporer Israël. C'est peut-être une des volontés des gens qui veulent le faire. Moi je suis pour une Union méditerranéenne. Je pense qu'il faudrait plus de coopération entre l'Europe et la Méditerranée. Je pense qu'on devrait avoir une coopération euro-arabe et on devrait avoir une Europe plus indépendante des Etats-Unis. Mais évidemment quand l'initiative est de Sarkozy et compagnie, c'est difficile de croire que c'est ça le but. Le titre de votre livre est Impérialisme humanitaire, que veut dire cette expression ? C'est le titre du livre, mais c'est essentiellement le droit d'ingérence. C'est une expression sur le droit d'ingérence et l'idéologie que j'appelle l'idéologie des droits de l'homme. L'idée que la politique étrangère des anciens pays colonisateurs est maintenant motivée par la nécessité de répandre les droits de l'homme et la démocratie. C'est ce qui a remplacé la mission civilisatrice. Et c'est une volonté d'ingérence unilatérale qui, à mon avis, n'a pas les moyens de sa politique. A l'époque coloniale, ils avaient les moyens d'envahir les pays et de les occuper, maintenant ils n'ont plus les moyens. Même les Américains n'ont plus les moyens. En Irak, ils ont montré qu'ils n'avaient pas les moyens. Les Américains sont embourbés en Irak. Donc, c'est une politique qui a des effets catastrophiques. Elle encourage certaines guerres comme en Irak et en Yougoslavie. Elle ne résout aucun problème. Elle renforce l'autoaveuglement de l'Occident sur sa force dans le monde, sa position dans le monde et son incapacité à l'heure actuelle de dialoguer avec les autres pays. Il faudrait dialoguer avec les mouvements qui n'existent pas avec les mouvements qu'on voudrait qu'ils soient nos interlocuteurs quand ils n'existent pas. Il faudrait élargir notre horizon. C'est une politique illusoire, illusoire et criminelle à la fois. On est dans une situation de conflits avec le reste du monde alors qu'on n'a pas les moyens. On n'a plus la puissance qu'on avait avant la Première Guerre mondiale. Les Américains sont embourbés en Irak et en Afghanistan. Israël a perdu contre le Hezbollah, et à mon avis, il va perdre contre le Hamas. C'est une politique illusoire, illusoire et criminelle à la fois. Il faut une politique de paix, et une politique de paix est une politique de diplomatie. Il faut écouter et comprendre les autres. Le livre a été écrit surtout en réaction aux aveuglements de la gauche.