Pour Boubekeur Benbouzid, ministre de l'Education, l'enseignement public se porte bien. Le mal se situerait plutôt dans l'existence des établissements privés. L'arbre qui cache la forêt. C'est l'impression que l'on ressent lorsqu'on entend les plus hauts responsables de l'Education nationale insister avec une rare ténacité sur le problème des écoles privées. Usant parfois même d'un ton menaçant quand ils évoquent la question de l'agrément de ces établissements ou celle encore des cahiers des charges auxquels ils seraient censés se conformer, ces mêmes responsables n'occultent pas moins la réalité de l'école publique et du désastre dans lequel l'ont conduite des décennies d'improvisation, de tâtonnements et de fuite en avant. Au point que le constat largement partagé, dès le début des années 1990, de la faillite de l'école fondamentale, et qui induit la nécessité d'une réforme éducative qui n'en est qu'à ses prémices et où tout reste encore à faire, donne à croire que les autorités chargées de l'appliquer naviguent malheureusement à vue et ne se sont pas encore débarrassées de ces pratiques qui ont conduit à l'inanité de l'école publique depuis les années 1970. L'institution scolaire et éducative est encore régie, faut-il le rappeler, par l'ordonnance de 1976 portant école fondamentale, aujourd'hui largement dépassée et nettement caduque, puisqu'il était question à l'époque d'école « socialiste, révolutionnaire... ». Pour avoir été longtemps piégée par le débat entre modernistes et conservateurs dans tout ce qu'il y a de plus traditionaliste, c'est dire de plus passéiste, l'école algérienne a fini par connaître le sort de « sinistrée » qui s'est révélé de manière plus évidente avec la commission sur la réforme de l'éducation, dont les travaux et les recommandations n'ont pas trouvé leur traduction dans les textes et dans la réalité du fait de l'action destructrice de courants islamo-conservateurs qui ont miné les institutions éducatives depuis des décennies et qui tentent par tous les moyens de bloquer toute avancée de l'école publique vers la modernité. S'il est certes nécessaire de baliser en quelque sorte l'activité des écoles privées dans le cadre des lois de la République, il est, en revanche, inquiétant d'en entraver le fonctionnement sous de faux prétextes et dans le but inavoué de revenir au monopole de la pensée unique des années 1970-80, en ramenant toute la problématique de l'éducation à l'existence ou non des écoles privées. Alors que le débat sur l'initiative privée dans d'autres domaines, comme l'économie ou encore les formations supérieure et technique, est fort heureusement salutairement, espérons-le, dépassé, les courants rétrogrades et rentiers s'entêtent à vouloir enfermer le système éducatif dans le carcan façonné par le courant intégriste depuis la fin des années 1980, qui en a fait un creuset du terrorisme. Il suffirait pour cela de voir le nombre de terroristes recrutés parmi les enseignants du primaire durant la décennie noire. Paradoxalement, c'est aussi ce secteur qui a résisté au diktat des terroristes du GIA qui se sont acharnés sur tout ce qui a incarné le refus des dogmes et des certitudes imposées... De nombreux éducateurs ont payé de leur vie ce refus intellectuel. L'exemple le plus tragique est sans doute incarné par ces douze enseignantes de la région de Sidi Bel Abbès, mitraillées dans le bus qui les conduisait vers leur lieu de travail par un groupe de terroristes en 1994. L'acte citoyen de résistance a été également symbolisé par ce mouvement de mobilisation lors de la rentrée scolaire 1995, et ce, en dépit des menaces de représailles du GIA contre tous ceux et toutes celles qui iraient contre l'appel au boycott lancé par les terroristes. Dans ces conditions, vouloir réduire la problématique de la réforme du système éducatif uniquement et fondamentalement à la question du statut de l'école privée relève d'une volonté de ces courants islamo-conservateurs représentés aussi bien au sein du pouvoir qu'à sa périphérie à vouloir masquer certaines réalités qui font qu'aujourd'hui, malheureusement pour le pays, il existe un enseignement public « à deux vitesses ». En effet, on peut ignorer que depuis plusieurs années des disparités criantes existent aussi bien dans la répartition des effectifs à travers les établissements scolaires sur la base d'une sélection sociologique en fonction du statut social, de la fortune des parents, du clientélisme sous toutes ses formes, etc. On s'est longtemps gaussé de l'existence de ces classes spéciales qui n'excèdent pas une vingtaine d'élèves encadrés par des professeurs triés sur le volet au niveau d'« établissements huppés » sur les hauteurs d'Alger à Hydra et au Golf accueillant les enfants de notables, de personnalités et d'autres citoyens parfaitement recommandés aux directions de ces établissements, tandis que pas loin d'Alger, à Zéralda par exemple, on compte pas moins de 48 lycéens par classe de terminale censés se préparer aux épreuves du bac en juin prochain. Des enseignants du cycle moyen se plaignent d'avoir parfois cinq classes à encadrer... Dans l'entourage même du ministre Boubekeur Benbouzid, on reconnaît sans complexe qu'il existe des écoles dans la capitale où les classes ne sont pas du tout surchargées, où les repas sont assurés entre 12h et 13h et où les conditions de loisirs et de détente existent au profit d'élèves admis non pas sur la base du mérite ou de l'excellence des résultats, mais plutôt sur d'autres critères de sélection sociologique et de clientélisme. C'est ce qu'on laisse entendre implicitement dans les couloirs du ministère de l'Education nationale. En fait, après plusieurs années d'un fonctionnement perverti du système scolaire où prévalent aujourd'hui le nivellement par le bas, l'absence de valorisation du mérite individuel et l'instauration de passe-droits comme règle et d'autres déviations qui ont rendu possible des « fuites » généralisées au bac par exemple jusqu'au scandale, il a fallu se rendre à l'évidence, comme vient de le confirmer une fois de plus le Conseil national économique et social (CNES), du « faible rendement qui se manifeste à travers un nombre élevé de redoublants, d'exclus et d'échecs aux différents examens de passage ». Chaque année, le nombre d'abandons et d'exclus du système - que l'on occulte sous le vocable de « déperditions » - tourne autour de 500 000 élèves. En d'autres termes, autant que de nouveaux inscrits ! Et que surtout 75% des chômeurs, dont les trois quarts ont moins de 30 ans, n'ont aucune qualification, même si le nombre de diplômés au chômage a tendance ces dernières années à augmenter. Une telle situation est loin de répondre aux attentes d'une quelconque minorité « favorisée » qui a fini par se rendre compte du malaise général de l'enseignement public et qui préfère se tourner vers d'autres cieux de pays voisins. Il est d'ailleurs significatif à ce titre que des établissements privés d'enseignement général tunisiens, par exemple, fassent de la publicité dans les colonnes d'El Moudjahid vantant les mérites des formations qu'ils assurent, sanctionnées par des baccalauréats français et européens, et des préparations aux grandes écoles européennes aux meilleures conditions d'internat et de loisirs pour les élèves, etc. LES ABSURDITÉS ONT LA PEAU DURE Il ne faut pas être grand clerc pour deviner qu'il y a eu certainement des Algériens intéressés par l'envoi de leurs enfants en Tunisie pour étudier... D'autant que nos lycées publics connaissent depuis 2001 un mouvement de contestation sociale du corps enseignant auquel les pouvoirs publics ont répondu par la répression policière l'an dernier. S'il y a des cahiers des charges à faire respecter au sein de l'enseignement public, c'est certainement dans le domaine de la revalorisation du statut de l'enseignant comme facteur de la réforme. Sans compter que cette année le ministère de l'Education nationale, tout en faisant le battage médiatique autour de l'application des nouveaux programmes pour les deux premières années du primaire et du moyen, n'a reconnu que du bout des lèvres qu'il n'était pas en mesure d'assurer à l'ensemble des élèves des trois cycles le nombre d'ouvrages scolaires nécessaire. Certains responsables de l'Education nationale ont même suggéré dans un premier temps que les chefs d'établissements publics veillent à ce qu'il y ait un ouvrage pour deux élèves ! Plus de quarante ans après l'indépendance et avec près de 40 milliards de dollars de réserves de change, on parle encore avec des termes d'une économie de guerre. Absurde ! Alors faut-il dans ces conditions-là croire aux vertus d'un enseignement public de qualité ? Peut-être si...