A quatre-vingt-sept ans, avant sa disparition qui l'aura privée de voir l'Algérie fêter le cinquantenaire du déclenchement de sa guerre de résistance et de Libération nationale, Germaine Tillion, ethnographe très connue pour ses recherches sur l'Algérie, aura accordé au journaliste Jean Lacouture, un long entretien. Publié aux éditions Arléa à Paris en 1997, cet entretien revient pour une bonne part sur les liens tissés par l'ethnographe avec l'Algérie. Elle y débarque en 1934 comme chargée de mission par le Musée de l'homme de Paris pour observer et étudier le pays berbérophone des Aurès. Ce pays venait tout juste d'être pacifié après une des toutes dernières séditions, celle des Chaouia haraktas, les Ouled Khiat et Ouled Khiar. Mais les maquis des mnafgui sont nombreux, particulièrement là où narguent l'ordre colonial les frères ou cousins Azelmat Messaoud d'abord jusqu'en 1924, Mohamed ensuite jusqu'en 1954. Après des études de terrain dans les Aurès, Germaine Tillion repart en France au moment de l'armistice de 1940. Elle entre en résistance et participe activement à combattre l'occupation nazie. Arrêtée, envoyée en camp de concentration, elle n'en sortira qu'en avril 1945, peu avant la fin de la guerre. En 1954, quand la guerre de Libération nationale éclate, Germaine Tillion est chargée par Louis Massignon de retourner dans les Aurès. Ce qu'elle fera à contre-cœur, précisera-t-elle dans l'entretien qu'elle a accordé à Jean Lacouture. Elle pensait aller travailler plus loin que dans le pourtour du bassin méditerranéen qu'elle connaissait si bien. L'entretien accordé à Jean Lacouture s'articule en trois temps : les premières missions d'études dans les Aurès peu avant l'avènement du Front Populaire, en 1934. Le retour en France occupée et la lutte de résistance à l'occupation avec l'épisode de l'arrestation et de l'internement qu'elle met pour ainsi dire à profit pour faire en bon ethnographe une étude sur l'univers concentrationnaire de 1941 à 1945. Enfin le retour en Algérie en guerre avec une mission d'observation, d'études et d'intervention à travers un réseau d'action sociale. épisodes algériens Si le texte ne concerne spécialement l'Algérie que pour deux épisodes, - le premier et le troisième -, le second ne manque pas d'intérêt car il est de quelques enseignements pour les Algériens, notamment pour ce qui est de l'activité d'un intellectuel en prison. L'entretien livre quelques informations que le grand public ne connaît sans doute pas du militantisme de Germaine Tillion. Dans le premier volet, elle parle de son expérience dans les Aurès avec beaucoup de nostalgie et d'affection. Elle souligne le caractère généreux des populations et leur sens de la dignité et de l'honnêteté. Mais elle accompagne tout cela de remarques et surtout d'observations fort pertinentes sur les modes de vie, sur les traditions et sur les coutumes dans cette société berbérophone de l'Est algérien. L'idée qui se dégage de cette partie de l'entretien, c'est que les structures archaïques des Aurès sont en grande partie explicatives et justificatives du statut fait à la femme, laquelle jouissait, selon l'ethnographe, d'un statut viable mais qui sera aggravé par le processus de citadinisation. La faisant entrer dans un nouvel espace, il l'oblige à se conformer aux usages de cet espace, usages contraignants et aliénants. La claustration et le port du voile (p.37/38), soulignera-t-elle, de manière singulière. Germaine Tillion s'appuyant sur le constat de l'extrême pauvreté des Aurès arrive à conclure à l'inexistence de rituels religieux apparus ailleurs qu'en cette région comme la polygamie (p.36/37). Germaine Tillion souligne dans cet entretien que les Aurès étaient superficiellement islamisés, et que si les hommes l'étaient sans doute, les femmes par contre auraient été tenues à distance de ce qui aurait pu participer à leur émancipation : « Il y a eu quelque temps une école coranique dans laquelle allaient cinq ou six petits garçons. Pas les filles. D'ailleurs les femmes ne recevaient aucun enseignement religieux. Et je pense que c'était délibéré, car le Coran leur accorde des droits que la coutume leur refuse » (p. 27). A Jean Lacouture qui lui demande si l'islam était effectivement pratiqué ou seulement senti, Germaine Tillon précise que l'islam était senti, senti intensément mais peu pratiqué, pratiqué même d'une manière païenne (p.31). Abordant la question féminine, Germaine Tillion dit au journaliste que le statut des femmes était quelque chose qui participait d'une situation plus globale propre à l'ensemble des pays méditerranéens : « ... autrement dit des Gréco-Latins du Nord, et des Arabo-Berbères du Sud... Les uns et les autres ont plus ou moins enfermé leurs femmes et les tiennent toujours à l'écart, mais les femmes s'en sont accommodées car elles ont accaparé les enfants. Cette situation perdure depuis le néolithique. » (p.33) le temps des ruptures Germaine Tillion observe et conclut du même coup que la citadinisation de la femme chaouia lui fut fatale pour son statut et ses droits (p.38). C'est cette citadinisation qui engendrera la « clochardisation » (p.38 et 95 à100). Notant que ce processus de clochardisation avait commencé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Germaine Tillion souligne qu'il survit à l'Algérie coloniale. Pendant la guerre entre 1954 et 1956, où elle accompagna la politique de Jacques Soustelle, un ethnologue comme elle. Observant de manière fort pertinente les dégradations des rapports entre les communautés, elle conclut rapidement à la fatalité de la rupture et à l'impossible cohabitation (103/104). Elle relèvera aussi la pratique de la torture comme dérive de la fonction de l'armée qui en ce temps-là avait cessé d'être une armée de soutien aux populations avec une mission d'interposition et de protection des minorités contre la majorité et inversement. C'était devenu une armée de guerre faisant la guerre à un pays (p.105). En 1957, elle revient avec une commission internationale d'observation des lieux concentrationnaires. Elle est contactée par les organisateurs de la résistance qu'elle rencontre chez les Bouhired à La Casbah d'Alger. Les Ennemis complémentaires, un livre publié à Paris en 1960, en fera état. Elle constate alors le mouvement inéluctable vers la cassure. Elle le précisera à Lacouture dans cet entretien : « Tout cela était prévisible : prévisible le départ de la minorité ; prévisible la misère de la majorité... J'ai lu cette semaine, dans un journal sérieux, qu'il y a encore sept millions d'illettrés en Algérie. Plus qu'en 1962. Ce qui est effrayant lorsque l'on sait que, entre-temps, il y eut le miracle du pétrole et de grands efforts de scolarisation qui) a apporté de l'argent. Et un Etat indépendant, qui a de l'argent et une volonté de vie et de progrès, ne fabrique pas sept millions d'illettrés et une majorité de chômeurs » (p.100). Tout à la fin, Germaine Tillion souligne : « Ce n'est pas la misère qui y cause le fanatisme, mais plutôt l'inverse »... Car c'est bien le fanatisme qui essaie de faire vivre l'Algérie hors de son siècle en réactualisant des coutumes préhistoriques telles que le Code de la famille. Et c'est ce même fanatisme qui fait s'entretuer les Algériens devenus des frères ennemis. * La Traversée du mal, entretiens de G.Tillion et de J. Lacouture, Aléa édit, Paris, 1997, 125 pages