« Il ne faut pas enseigner à l'enfant beaucoup de choses, mais de ne jamais laisser entrer dans son cerveau que des idées justes et claires. Quand il ne saurait rien, peu m'importe, pourvu qu'il ne se trompe pas et je ne mets des vérités dans sa tête que pour le garantir des erreurs qu'il apprendrait à leur place. » J. J. Rousseau Si Aïssa a été de ceux qui ont fait adopter l'enseignement de la langue arabe dans les années 1950 dans les programmes, malgré l'hostilité de l'occupant. Candidat au titre du PCA, aux élections à l'Assemblée algérienne, Aïssa fut empêché d'assister au déroulement du scrutin. Invité par Baza Hocine à visiter Medjdel, village perdu à 70 km de Bou Saâda, Lacheraf dut faire 45 km de nuit et à pied pour joindre la cité du Bonheur après la panne du car le transportant. Il fit montre d'une volonté à ne pas manquer à ses devoirs pour être à son poste le lundi à 8 h. Sous ses sourcils broussailleux, des yeux malicieux et un regard profond, le sentiment ancré dans une enfance laborieuse auprès d'une famille de lettrés religieux de Bou Saâda, Aïssa vivra son parcours comme un sacerdoce : son destin sera intimement lié aux classes avec leur estrade et leur tableau noir, mais aussi avec les luttes qui vont avec ! Syndicaliste, enseignant, éducateur, journaliste, Aïssa, à bientôt 90 ans, garde toujours sa verve juvénile. Pour preuve, il active toujours au sein de la Mutuelle des enseignants qu'il a créée en 1969. Il se revendique homme de gauche. Il n'a pas varié d'un iota et ses convictions sont toujours intactes. On peut raconter son itinéraire comme il vient, sans fioritures, mais il n'est pas sûr qu'on rende justice à son riche palmarès. Cet enseignant très comme il faut, très libre, nous invite à suivre les mille péripéties et leurs enchaînements qui ont jalonné son impressionnant cheminement. Il est né en 1919 à Bou Saâda que les colons avaient baptisé cité du Bonheur. Plutôt cliché de carte postale pour ces milliers de laissés-pour-compte qui crevaient la dalle ! Prénommé Aïssa, en souvenir d'un grand-père attentionné et lettré, il perdra son père, Mostefa, alors qu'il n'avait pas bouclé ses deux ans. Son paternel, prêtant secours aux malades atteints de typhus, y laissa lui-même sa vie. C'est son oncle Abderahmane qui succédera à son père en prenant le flambeau de l'imamat. « J'ai suivi le cours élémentaire mixte de l'école Lucien Chablon qu'avait fréquentée Mostefa Lacheraf, très peu avant d'être admis au lycée de Ben Aknoun. Ce cours, équivalant à un CEM actuellement, a été fréquenté également par de nombreux élèves durant les années 1930, comme les futurs instituteurs Bisker Aïssa, El Bouti Mohamed, Abdellatif Tameur, Abdellatif Messaoud et moi-même. Les futurs médersiens Khaled Kahloula, Kadri Abderahmane, Benraâd Abdelkader, Boudiaf Brahim et Boudiaf Mohamed. Ce dernier, camarade de classe, partageait avec moi la même table-banc. Nous sommes en 1939 à Sidi Aïssa, je venais d'être nommé instituteur auxiliaire, au lieu d'aller à l'école normale de Bouzaréah, fermée pour cause de guerre. » L'école normale ? « C'était une vocation et une nécessité. Face à la misère qui sévissait, il fallait soit s'engager dans les tirailleurs ou les spahis et devenir mercenaire, à son corps défendant, ou opter pour l'enseignement, seule filière tolérée pour les indigènes. A l'époque, les épidémies étaient légion et les exodes nombreux. Bref, c'était invivable ! Quand les choses s'apaisaient tout le monde était heureux. » Un militant infatigable Au début des années 1930, le mouvement El Islah voyait le jour avec l'avènement de l'association des Oulémas. Il avait ses émules dans cette contrée. A Bou Saâda, comme le note Lacheraf dans son livre Des noms et des lieux : « Ce milieu traditionaliste dans le bon sens, à l'époque où je l'ai fréquenté était riche en hommes de forte personnalité, nourris d'un patrimoine arabe respectable plus ou moins classique et de haute époque, détendus, croyants sans excès de zèle ou de bigoterie, ouverts à la fois sur des valeurs anciennes et des acquis nouveaux, ayant leur franc-parler et portés à des plaisanteries intelligentes. » Jeune, Aïssa se souvient de cette période où la rivalité farouche entre les oulémas et la zaouïa d'El Hamel, au service de l'administration, allait grandissante. « Chez les oulémas, il y avait tout de même des progressistes comme Mohamed Bisker, poète, Amara Abdelkader, Lograda Hadj Zerrouk, Ahmed Djeddou de la lignée des instituteurs, comme Bisker Aïssa, Lograda Aïssa et bien d'autres qui seront à l'avant-garde et à l'origine de la création du Nadi El Islah vers 1934/1935 qui s'étaient évertués à lancer le mouvement culturel axé sur le modernisme. La zaouïa, qui avait joué au départ un rôle positif en animant la révolte des hommes du Hodna Ouled Naïl, Ouled Sidi Brahim, Ouled Madhi, avec la venue aux portes de Bou Saâda d'El Mokrani en 1863, s'est par la suite ralliée à l'administration coloniale. » A 17 ans, Aïssa prend conscience de la situation des siens. « Ce que je constatais ? L'opulence d'un côté, la misère de l'autre. J'ai vite pris mon parti étant ouvert sur le progrès et contre toutes les injustices. Et puis, il y a eu le Front populaire, vainqueur des élections en 1936 qui nous a ouvert les yeux. » Mutation à Agouni Gueghrane Les affres de la guerre, déclenchée en 1939, il les connaîtra par la suite. « L'appel du 18 juin 1940 du général de Gaulle, je l'entendis à la radio, chez Mme Sarra, directrice de l'école de Sidi Aïssa, le matin du 19 juin. Je quittais ainsi Sidi Aïssa pour Bou Saâda, sans directives ni informations. En septembre, reprise des études à Bouzaréah, où l'école était rouverte. » Deux années après, à la fin des études, Aïssa est nommé directeur d'école à Agouni Gueghrane près des Ouadhias, en Kabylie. Le service militaire l'appela en février 1943. « Je fis la guerre en partie en Algérie (El Biar, Dély Ibrahim), au Maroc (Casablanca). Le départ pour l'Europe s'est fait à Mers El Kebir et l'arrivée à Marseille, après trois jours en mer. En Alsace, nous avons séjourné en pleine nature, par moins 27 degrés qui firent geler mes pieds. Evacué sanitaire, je n'ai pas dormi pendant 12 jours, malgré les somnifères. Soigné à Besançon, j'ai évité par une volonté et un acharnement personnels l'amputation des orteils gangrenés. De retour à Alger après la convalescence, je fus démobilisé à El Harrach, le 15 août 1945. » Aïssa reprend son poste à Agouni Gueghrane, où un différend l'oppose à la commune mixte de Fort National au sujet des travaux urgents de réparation des locaux scolaires dégradés par un fort coup de vent. « Comme l'administration ne voulait rien entendre, j'ai organisé une touiza au village et on a réglé le problème. » Le 30 juin, Aïssa quitte la Kabylie pour Bou Saâda, où il assume la fonction d'instituteur. Son aventure syndicale commence avec la CGT, en représentant les instituteurs et en conseillant les fellahs. Il adhère au Parti communiste algérien en 1947, avec à l'époque Amar Ouzegane, Larbi Bouhali, Bachir Hadj Ali… Il est correspondant d'Alger Républicain et de Liberté, organe du PCA. Il a dénoncé la torture pratiquée par les gendarmes de Bou Saâda dans l'édition du 23 janvier 1948 avec comme titre à la une « Ligoté à un poteau, arrosé de 30 bidons d'eau glacée, un élu de Aïn Rich est torturé à mort. » Le mois d'après lors de sa visite officielle à Bou Saâda, « je demandais audience au préfet d'Alger, exigeant une enquête approfondie et des sanctions, moi ancien combattant blessé de guerre contre le nazisme. » Le 1er novembre 1954 le surprend à Alger, où il venait d'assister à un conseil syndical. « Henri Alleg, directeur d'Alger Républicain me demanda d'accompagner Abdelhamid Benzine et Zanehaci, journalistes, en Kabylie. Ce que j'ai fait. Arrivés sur place, on a appris la mise sous couvre-feu de toute la Kabylie. » Après la grève de l'hiver 1957, il est expulsé de Bou Saâda et interdit de séjour dans toute la région. « J'ai atterri à Alger. La commission municipale et policière avait exigé ma révocation, mais l'Académie n'a pas marché dans la combine car il n'y avait aucun argument contre moi. » Aïssa est nommé à Ben Aknoun de 1958 à 1961 en qualité d'instituteur. Il est ensuite muté à Hussein Dey en 1961. Il y restera jusqu'en 1971 en tant que directeur du collège de la cité Amirouche. En 1971, et en reconnaissance à l'Emir Khaled qui séjourna à Bou Saâda en 1924, il baptisera le collège qu'il dirigera à Kouba, jusqu'en 1986, du nom de l'illustre résistant. A Kouba, il poursuivra sa mission avec la même vigueur aux côtés d'autres anciens routiers de la profession qui formeront des générations comme les Attar, Tahri, Sayad, Mme Djaffar, etc. Il gardera le contact avec son ami Lacheraf, avec lequel il aura beaucoup de discussions. Il est d'accord avec son ancien camarade à propos de Dinet, figure emblématique de Bou Saâda « qui eut le mérite, grâce à ses démarches et relations, de faire changer le régime d'administration dans cette ville. L'homme Dinet était plus grand que le peintre Dinet, qui fut cet esprit passionné de justice et de vérité. De la religion musulmane, il avait une très haute idée à cause de sa dimension universelle ». Les anciens élèves reconnaissants Ses anciens élèves ne tarissent pas d'éloges sur les qualités humaines et professionnelles de Baïod. Kadri Aïssa, professeur de sociologie à Paris, y voit « un être exceptionnel », alors que Cherif Kheiredine, ancien wali, ne trouve pas les mots assez forts pour qualifier cet homme. « M. Baïod a été et reste pour moi un modèle de rectitude morale, de profonde conviction tant sa vie d'éducateur, ayant formé plusieurs générations dans des conditions difficiles, reste jusqu'à aujourd'hui active, désintéressée et vouée à l'intérêt général. Il inspire le respect de ceux qui l'ont connu. Inutile de revenir sur la grandeur de l'être, motivé et fidèle aux nobles valeurs humaines qui n'ont pas été érodées par les vicissitudes du temps. » Lorsqu'on l'interroge sur son bilan, Aïssa le trouve très satisfaisant. « Pour la bonne raison que j'ai participé à l'éveil et à la formation d'une bonne partie de la jeunesse autour de moi, qui s'est affranchie de certaines habitudes de suivisme. » M. Baïod a son mot à dire sur les réformes de l'éducation. « Nous n'avons pas encore la liberté totale d'expression pour pouvoir parler de la place de l'enseignant dans la société, celle qu'il mérite et celle dans laquelle il se débat. » Et de citer des exemples concrets. « Dans l'ordonnance d'avril 1964 relative à la réforme, il était question d'école fondamentale polytechnique. Dans l'application, on a enlevé polytechnique. Plus près de nous quid de la réforme Benzaghou ? On ne l'a même pas testée. On n'a pas fait d'évaluation. De même qu'on ne demande pas de comptes à ceux qui décident et qui échouent. » Il dira sa colère à l'encontre « de ceux qui ne veulent pas avancer ». On les appelait les réactionnaires. Aïssa était militant de l'UGTA jusqu'en 1969. Il s'est même séparé de la Munatec qu'il a créée et dirigée, parce que des gens malintentionnés l'ont prise d'assaut avec tous les scandales qui s'en sont suivis. L'école sinistrée ? Il en a longuement discuté aux côtés de Benzine avec son ami Mohamed Boudiaf. « Nous avions un projet. Nous devions le revoir après sa visite à Annaba, mais la réunion n'eut pas lieu et pour cause ! » Plus terre à terre, il nous fera comprendre que parfois ce sont les esprits qui sont sinistrés. « Vous voyez cet établissement, c'est moi qui l'ai ouvert en 1971. Nous avions des espaces pour des stades afin que les élèves puissent y faire du sport. Ils ont été squattés par la municipalité RND de l'époque pour des constructions individuelles. Et après on vient se lamenter quand notre sport bat de l'aile. Notez bien qu'à l'époque, malgré nos protestations, personne n'a levé le petit doigt. » « L'école sinistrée, c'est aussi ça », regrette-t-il, amer. Parcours Aïssa Baïod est né en 1919 à Bou Saâda. Il a perdu son père, alors qu'il n'avait que 23 mois. Ecole coranique et complémentaire dans sa ville natale, puis l'école normale. Instituteur, nommé à Sidi Aïssa puis dans les Ouadhias en Kabylie. Syndicaliste, il a été l'un des premiers à être élu au congrès d'Oran dans les années 1960. En 1947, il adhère au PCA et devient correspondant de Liberté, l'organe du Parti. Ses amis : Mostefa Lacheraf et surtout Mohamed Boudiaf qui a fait les mêmes classes que lui à Bou Saâda. Homme de convictions et de cœur, Aïssa a toujours défendu les faibles et les sans-grades. Toute sa vie a été consacrée aux luttes contre les oppressions et les injustices. Il a fondé la Maatec et la Munatec en 1964. D'ailleurs, il continue toujours d'activer au sein de la première, à près de 90 ans. Aïssa a pris sa retraite de l'enseignement en 1986.