Les agglomérations de Bayard, Zaouia et Essebt forment un triangle poussiéreux qui cloître sur moins de 20 km2 l'usine Ismaël de mercure, la deuxième au niveau mondial. Sa production a avoisiné en moyenne au courant des trente dernières années plus de 15 000 potiches/an plaçant ainsi l'Algérie parmi les trois premiers pays producteurs. Et ça continue sans que les pouvoirs publics daignent mettre sous la loupe les effets d'un éventuel désastre écologique laissant ainsi le champ libre aux rumeurs, aux spéculations et aux interprétations les plus saugrenues. Trente années durant, l'Etat n'a fait que se complaire à jouer un rôle trop défensif pour être le sien. Car dans l'histoire de l'usine de mercure d'Ismaël de Bayard, on a comme l'impression que les rôles ont été carrément inversés. Puisque l'Etat reste prêt à vous jurer que les effets du mercure sont exagérément amplifiés par la vox populi et que rien ne prouve que cette usine pollue, encore moins qu'elle ait des répercussions sur la santé publique. L'Etat fait même mieux encore quand il impose aux interlocuteurs d'apporter « des preuves scientifiquement fondées » d'une pollution mercurielle et refuse par contre qu'on ose lui demander d'en faire autant et d'apporter « des preuves scientifiquement correctes » prouvant le contraire. C'est une interminable réplique qui dure au moment où des populations entières, sans parler des travailleurs de l'usine, vivent dans leur corps et leur âme la peur du métal blanc. Menzel Bendiche, anciennement Bayard, une contrée de la commune de Azzaba, ressemble à tant d'autres agglomérations de l'Algérie profonde. A une exception près, elle n'est qu'à quelques centaines de mètres de l'ogre : l'usine de mercure. A vue d'œil, on aperçoit la longue cheminée de l'unité de mercure. « Le mercure ? » A peine énoncé, ce mot attire les jeunes et un forum s'invente dans le champ de fleurs. Chacun y va de sa version. D'anecdote en anecdote, les jeunes se laissent aller... « Ecoutez, c'est simple, si vous voulez avoir une idée quant aux effets du mercure sur la population de Bayard, il vous suffit juste de regarder leur bouche », et du coup, s'ensuivit un long défilé de dentitions cariées. Sans gêne, et telle une évidence, les jeunes montrent leur gencive totalement délabrée et présentant des signes évidents de stomatites qui sont présentés comme étant un signe classique d'exposition à de fortes concentrations de mercure. L'un des jeunes reprend : « Tous les habitants de Bayard ont perdu leurs dents. On souffre tous des mêmes symptômes. Nous sommes certains que ce sont les effets du mercure qui nous rendent si nerveux. On dort mal, et on se léve avec des maux de tête insoutenables. » Un autre pousse encore plus loin : « Ecoutez, depuis le temps on s'est acclimatés aux émanations de mercure qui font désormais partie de nous. Nous sommes des camés au mercure. On ne peut plus vivre sans notre dose habituelle et il suffit que l'unité s'arrête pour que nous ressentions un manque. Une façon de dire que le poison a fini, trente ans durant, par faire partie des décors de Bayard. » Les habitants évoquent plusieurs cas de cancers relevés ces dernières années dans la région et quand on leur demande de citer des exemples, ils rétorquent : « Ecoutez, chez nous le cancer est encore synonyme de maladie de la honte. On meurt avec, mais on ne le déclare pas. Tout ce qu'on peut vous dire, c'est que X est mort dernièrement d'un cancer du sang. Il habitait juste là. » A Zaouia, une autre agglomération à moins d'un kilomètre à vol d'oiseau au nord de l'usine, on relève les mêmes constats. « En été, quand les vents se font rares, toutes les fumées et autres vapeurs que dégage cette cheminée s'accumulent sur Zaouia. » Les habitants racontent d'ailleurs qu'il y a encore quelques années, ils s'approvisionnaient en eau du forage de l'unité de mercure. « On a bu cette eau durant trente années, on ne sait plus si on est contaminés ou non. De toute façon, personne ne s'inquiète de notre sort et jamais on est venus réaliser une étude ni nous demander ce qu'on peut bien ressentir. » Nanisme ou minata bis ? A Zaouia, tout comme à Bayard d'ailleurs, les habitants insistent beaucoup pour raconter une incroyable histoire de nanisme. Selon eux, des bovins appartenant à un habitant, qu'ils nomment d'ailleurs, et qui habite à Bouzra à quelques mètres de l'usine, seraient nés nains : « Ils ressemblaient beaucoup plus à des cochons et ils n'ont jamais grandis. » Une fois à Bouzra, aucune trace de l'étrange troupeau. « Ils ont été vendus », rapporte un habitant qui confirme les dires des autres : « Oui je m'en souviens très bien, c'étaient des vaches avec des pattes en-dessous de la norme. Ce n'est pas une invention, on les a vues paître et elles ont longtemps constitué une curiosité qui a attiré beaucoup de monde. » Au niveau de l'inspection vétérinaire de la wilaya de Skikda, on dément catégoriquement en déclarant qu'un cas pareil aurait été relevé par les vétérinaires. Une autre histoire, plus proche, a été relatée par les habitants qui affirment qu'en 2002, d'importantes quantités de poissons ont été asphyxiées dans les eaux du oued Fendek (un cours d'eau passant à côté de l'unité de mercure). Ils racontent : « Nous avons été surpris un jour de voir des poissons morts flotter à la surface de l'oued. Ils avaient les yeux carrément éclatés. » Un fait que confirme l'inspection vétérinaire sans pour autant chercher à l'imputer à une éventuelle contamination au mercure, puisque, selon ses dires, la région est connue pour sa vocation agricole et l'utilisation des pesticides était assez répandue. D'autres responsables jugent que cette extrapolation est trop simpliste, puisque la région fait aussi face à d'autres facteurs plus ou moins polluants et qu'il serait très sommaire de focaliser tous ces maux autour du mercure. On cite, à cet effet, la cimenterie de Hjar Essoud et surtout l'unité d'enrobage d'Es Sebt. Es Sebt, un chef-lieu de commune situé à moins de 4 km au sud de l'usine de mercure. La première caractéristique de cette commune de 17 000 habitants, c'est la poussière qui l'enveloppe. Là aussi, les habitants ciblent l'usine d'Ismaël. « Toutes les poussières et les fumées que dégage l'usine sont colportées par les vents et viennent nous asphyxier », un fait que conforte l'emplacement d'Es Sebt qui représente une véritable cuvette incrustée entre les monts de la région. Ici, on parle surtout du mercure pour évoquer des pathologies respiratoires. Au niveau de la polyclinique Younès, l'unique unité sanitaire d'Es Sebt, on confirme que les infections respiratoires sont les plus répandues sans pour autant apporter de chiffres s'y référent. La cause la plus évidente de cette réalité serait plutôt due aux effets de l'unité d'enrobée de l'entreprise Altro qui, des années durant, n'a pas cessé d'enfumer la région avant d'être transférée à Tébessa suite à une farouche opposition de la population locale. Un médecin de la région relève aussi la persistance assez remarquée de maladies en citant qu'un « grand nombre de patients viennent en consultation pour faire part d'un dysfonctionnement étrange de la libido chez les hommes », bien que scientifiquement, les dysfonctionnements sexuels ne font pas partie des effets du mercure sur l'être humain. A Es Sebt, on relève aussi la forte prévalence des caries dentaires. On a comptabilisé 752 caries sur une population ciblée de 986 écoliers. Les troubles du comportement sont aussi légion parmi les élèves des 13 établissements d'Es Sebt où on dénombre 92 cas de troubles de comportement et de difficultés scolaires. Pollution en amont et en aval L'usine de Bayard pollue-t-elle ? Toutes les hypothèses sont valables, puisque, à ce jour, l'usine ne dispose même pas d'un programme de dépollution ni de délégué à l'environnement conformément à la législation en vigueur. Elle a fait l'objet de trois mises en demeure, mais elle continue, bon an mal an, à produire. L'usine qui dispose d'un circuit fermé de production pollue aussi bien le sol que l'air et l'eau. D'abord, ses deux bassins débordent souvent et déversent leurs eaux, dont la teneur en mercure reste à démontrer, dans l'oued Zebda, qui les ramène vers oued Fendek pour finir à oued Lekbir. Au niveau de l'embouchure du oued, des citoyens révèlent que les palourdes, qui pullulaient jadis dans les lieux, commencent à disparaître. D'autres rapportent même qu'ils auraient trouvé des palourdes naines. Ce qu'infirme le directeur de la pêche de la wilaya de Skikda qui déclare : « J'atteste que nous disposons de chiffres qui prouvent qu'il n'y a aucune forme de pollution par le mercure à oued Lekbir. » L'autre forme de pollution est représentée par l'entreposage de dizaines de tonnes de scories de mercure aux alentours du complexe. Des citoyens utilisent ces déchets pour bâtir ou pour conforter leur demeure sans se soucier des risques que cela peut engendrer. Ces déchets étalés à l'air libre sont généralement lessivés par les eaux pluviales qui se chargent de leurs particules qu'ils finiront par déverser dans les oueds. Quant à la pollution atmosphérique, elle est causée par les émanations des vapeurs dans l'atmosphère. Et si scientifiquement il est prouvé que le mercure est intégralement lessivé par les précipitations, il reste à mentionner que dans la région, il ne pleut que quatre mois/an dans les meilleurs des ans. Mais où est donc passé le rapport de la Banque mondiale ? Au début des années 1990, un projet de dépollution de l'Est algérien avait été initié par la Banque mondiale pour concerner les eaux mercurielles et les déchets spéciaux. Des universitaires algériens avaient à l'époque pris part au projet qui, une fois finalisé, n'a plus été rendu public. Pis encore, on n'en a plus entendu parler et aucune copie n'a atterri sur les bureaux des autorités locales. On évoque, et l'information est à prendre au conditionnel, qu'il ne demeure qu'une seule copie du rapport et qu'elle se trouverait au niveau du ministère de l'Environnement. Mais pourquoi donc ne pas rendre public ce rapport ? Serait-il si alarmant ? Des personnes bien au su du dossier, et sous le couvert de l'anonymat, attestent que la Banque mondiale avait conclu après ce rapport que le projet de dépollution reviendrait plus cher que toute la production et le complexe même du mercure. Une considération financière qui la poussera à se désintéresser. Mais d'autres personnes avancent par contre que la Banque mondiale paraissait beaucoup plus intéressée par l'installation d'une décharge pour produits toxiques à Es Sebt. Un projet qui allait à l'époque aboutir à boucler la boucle sur cette commune, n'était l'intervention énergique des associations locales. N'empêche, et mis à part les thèses d'étudiants de l'université de Annaba et autres études de professeurs, aucune étude épidémiologique officielle pour évaluer les risques n'a été menée. Encore moins une stratégie d'évaluation des risques.