Le 5 juillet 1962, la liesse s'était emparée des Oranais. Dès le petit matin, des centaines de citoyens quittèrent leurs quartiers arabes de M'dina Jdida, petit Lac, Aïn Beida, etc. pour descendre à Place d'armes, fêter avec leurs frères, l'ivresse de la liberté retrouvée, après plus d'un siècle d'injuste occupation et plus de 7 ans d'une guerre inégale, atroce, criminelle. Si Kateb, qui avait quinze ans à l'époque, se souvient : « Des milliers d'Oranais, dits musulmans, avaient envahi les rues, brandissant autant de drapeaux vert et blanc. Les danses, les rires, les chants avaient investi les environs de Place d'armes, actuelle Place du 1er-Novembre. Les camions, camionnettes et les véhicules particuliers étaient pleins à craquer d'Oranais. Il y en avait même sur les toits des voitures. Les femmes s'étaient mêlées aux hommes, les enfants aux vieux... De tous les balcons des quartiers arabes, fusaient des youyous qui nous faisaient frissonner malgré la chaleur de cette journée. Ce jour-là, nous étions heureux, tous des frères, et notre joie était immense tant l'était notre soif de liberté. Des Français honnêtes, des Pieds-Noirs, des juifs même, s'étaient mêlés à nous pour s'associer à notre bonheur. » Selon les historiens, il existait, à l'époque à Oran, quelques cinquante mille Pieds-Noirs, en majorité des Espagnols, qui cohabitaient en toute quiétude avec les deux cent mille Algériens musulmans. Et Si Kateb de continuer, « j'étais à Place d'armes avec des amis lorsque vers midi, éclatèrent des coups de feu d'origine inconnue. Des fêtards algériens tombent morts. On crie partout, « c'est l'OAS qui tue les Algérien ». C'est, alors, la débandade. Tout le monde s'était mis à courir dans tous les sens pour échapper à la mort. On dit qu'en fin de journée, lorsque le calme était revenu, on aurait recensé plus d'une centaine de morts des deux côtés, mais dont la majorité était des Algériens. J'étais trop jeune à l'époque pour savoir ce qui s'était passé... ». Selon Si Bouziane, un autre gamin de l'époque, septuagénaire aujourd'hui et libraire, la fête s'est transformée en drame et les choses ont pris des tournures dangereuses « lorsque les assassins de l'OAS, qui n'admettaient pas notre indépendance, s'étaient mis à tirer aveuglément sur la foule à Place d'Armes pour nous empêcher de festoyer. La réaction des musulmans algériens a été tout naturellement de se venger et pendant quelques heures, s'était organisée, spontanément, une chasse à l'Européen. Et le premier colon venu payait pour les actes lâches des assassins français. Aujourd'hui, bien sûr, nous regrettons ce qui s'était passé, mais il fallait vous mettre à la place de ces Oranais qui voyaient certains radicalistes français tout tenter pour empêcher l'indépendance, la liberté et gâcher la fête au point d'en tuer par dizaines à l'aveuglette. Devant, moi, à Saint-Antoine, était tombée sous des balles une fillette algérienne de 9 ans. Jusqu'à présent, j'ai en mémoire ses yeux terrifiés et son visage happé par la douleur soudaine. » Selon les journaux de l'époque, des dizaines de Pieds-Noirs furent tués par la foule. Selon certains historiens, des centaines de civils algériens sont tombés, également, ce jour-là CINQ MORTS PAR JOUR À ORAN DEPUIS 6 MOIS « C'était un jeudi, il faisait très chaud ce jour-là, rapporte M. Hadj Ouali à la presse. Avec ma famille, nous habitions le quartier Saint-Antoine, mais l'OAS nous avait plastiqués trois fois, et nous avions été obligés de déménager à Ville-Nouvelle, où ne vivaient que des Algériens. Ce matin du 5 juillet, tout le quartier est descendu au centre-ville, en direction de la Place d'Armes. Soudain, un peu avant midi, on a entendu des coups de feu. Ensuite, ça s'est mis à tirer de tous les côtés ; c'était l'engrenage ! » Oran, cinquante ans après, tout le monde s'accorde à dire que cette journée-là, la fête s'était transformée en horreur. Mais peut-on parler du 5 juillet 62 sans évoquer ce qui était le lot des Algériens avant cette date ? « On ne peut pas parler du 5 juillet sans parler de ce que nous avons subi avant, explique un autre Oranais, témoin de cette journée. Mokhtar B. raconte : « J'avais un beau-frère qui a été arrosé d'essence et brûlé vif, en octobre 1961, lors d'une manifestation de Pieds-Noirs. C'est un cas parmi des milliers ! A partir de l'été 1961, tous les jours, à M'dina Jdida, nous avions des morts, abattus comme des lapins par des tireurs pieds-noirs postés en haut des immeubles proches de notre quartier. Et parfois, ils nous balançaient même des obus de mortier ! » M. Saddek Benkada, ex-maire d'Oran, a établi la liste complète de tous les morts algériens à Oran entre le 1er janvier et le 30 juin 1962 : « Il y a eu 859 victimes musulmanes, contre une poignée de tués européens. Un événement particulièrement traumatisant : l'explosion simultanée de deux voitures piégées, le 28 février 1962, sur l'Esplanade, au cœur de Ville-Nouvelle. Il y a eu 78 morts, sans compter les corps trop pulvérisés pour être reconstitués. » Au premier jour de l'indépendance, la population oranaise venait de sortir d'une année où elle subissait cinq morts par jour pendant six mois. 50 ans après, tous les observateurs honnêtes s'accordent à dire que le 5 juillet, ce sont ces Oranais-là, constitués en foule, qui ont riposté. Continuellement agressés par l'OAS depuis un an, ils ont laissé exploser leur rancœur, aidés en cela par les tueurs de Place d'Armes de cette OAS qui n'admettait pas l'indépendance de l'Algérie. Aujourd'hui, l'important est de savoir que ni le GPRA, ni l'ALN, ni le FLN n'y étaient pour quoi que ce soit dans les drames du 5 juillet oranais. Les Algériens ont respecté les accords d'Evian. Et surtout, comme l'avait si bien dit feu Boumediène : « On a tourné la page mais on ne l'a pas déchiré. »