Chaque été, des milliers d'enfants colonisent la plage de Chenoua. Ils coulent des vacances bien méritées après toute une année d'études. Le seul souci qui peut éventuellement perturber leur journée c'est l'apparition du drapeau rouge que les maîtres-nageurs hissent par mauvais temps, la baignade est ainsi interdite. Sinon, ils s'adonnent à fond à la joie que procure la nage dans les eaux tièdes de la Méditerranée. Cette chance ne comble pas, pourtant, tous les gamins qui foulent le sable brûlant de Chenoua. Il est, en effet, parmi ces enfants, qui sont beaucoup moins attentifs aux chants des vagues. Pour ces derniers, les vacances sont le cadet de leurs soucis. Eux, ce sont les vendeurs de gâteaux, de beignets et des fameuses m'hadjeb qui sillonnent quotidiennement le rivage de Chenoua pour espérer gagner un peu d'argent afin de subvenir tant bien que mal aux besoins de leurs familles. Ces petits bonhommes, mûrs malgré eux, évoluent à la lisière de l'innocence. Chaque jour, ils parcourent au minimum 20 kilomètres sous le soleil brûlant de l'été. Le circuit qu'ils empruntent commence de l'extrême est de la plage du complexe touristique Matarès, soit à la limite ouest du parc archéologique de Tipasa jusqu'à l'imposant immeuble qui fait office du nouveau siège de la maison de la Culture de Tipasa qui délimite à l'ouest la plage de Chenoua. La distance entre ces deux points dépasse les cinq kilomètres. «Je commence mon travail à 10h00 du matin, car, avant cette heure, on risque de ne rien vendre, faute d'estivants. Habituellement, je traverse deux fois par jour dans les deux sens ce rivage. C'est épuisant, mais je dois supporter pour gagner de quoi aider ma famille», confie un jeune garçon d'à peine 12 ans qui arpente le camp de vacances «le Grand Bleu ». Son histoire, son vécu ressemblent dans ses péripéties et ses vicissitudes à celui des autres enfants ayant délaissé leurs jouets pour se faufiler dans le monde du travail. Ils ne l'ont pas fait par envie, mais se sont résignés à accepter ce dur destin pour que leurs familles puissent survivre dignement. «Je suis orphelin de père. Pour subvenir aux besoins de ma mère et des miens j'ai décidé de travailler cet été à Chenoua. Ma mère me prépare chaque jour des m'hadjeb. De mon côté, je vends aussi des paquets de biscuits et de gaufrettes pour arrondir la recette de la journée. Il y a des jours où les bénéfices de mes ventes atteignent les 600 DA, ce qui m'encourage à redoubler constamment d'efforts et travailler davantage pour que ma mère soit fière de moi», affirme le même garçon qui partage avec sa mère et son grand frère une baraque dans un bidonville à Hadjout. Son frangin travaille à Alger. Il revient à la maison pratiquement tous les mois. «Lorsque mon grand frère est là on est toujours contents, ma mère et moi,car il ramène avec lui de l'argent et un panier plein de nourriture. Mais malheureusement au bout de 10 ou 15 jours tout s'épuise et je suis par conséquent obligé de me débrouiller», dit-il. Pour affronter les rayons brûlants du soleil et la vingtaine de kilomètres parcourue quotidiennement, il peut compter sur son ami. L'air alerte, ce dernier malgré, son jeune âge, paraît très habile pour le commerce. Il a plus d'une astuce pour épater les estivants. DES PRODUITS PLUS PROPRES Les enfants qui viennent à Chenoua s'arrachent ses beignets jusqu'au dernier. Le secret de sa réussite, même si le mot paraît exagéré, est dans la façon dont il présente les friandises sur le plateau couleur argent qu'il tient à longueur de journée et difficilement sur ses bras. « J'ai compris une chose, pour que les gens achètent ma marchandise, il ne faut pas uniquement se contenter de vanter ses qualités, il est aussi important de la mettre en valeur et qu'elle soit propre. Les clients font attention à ces aspects, car ils craignent l'intoxication», confie-t-il. Ainsi donc, la concurrence a imposé ses lois à ces petits commerçants en herbe. « J'ai remarqué, que les petits vendeurs de beignets et de m'hadjeb qui sillonnent Chenoua font de plus en plus attention à l'aspect hygiénique. Avant, ils se contentaient d'un simple panier qu'ils couvraient à l'aide d'un torchon. Maintenant je crois qu'ils ont compris que pour vendre mieux il faut qu'ils fassent davantage attention à la manière dont ils présentent leurs produits », note à ce propos Sid Ali, un citoyen de Tipasa. Même s'ils ne sont pas tous issus de la même localité les petits vendeurs de Chenoua se connaissent tous à force de se croiser aux plages. Désormais, ils forment une «corporation» qui se ligue à chaque fois dans les moments difficiles et contre d'éventuelles agressions. «El Hamdoullah, jusqu'à maintenant, je n'ai subi aucun vol et puis nous les vendeurs nous sommes solidaires en cas d'agression. Chacun veille sur l'autre », affirme un enfant vendeur de m'hadjeb, de dix ans, toujours en compagnie de son frère, son aîné de trois ans. Sur les plages, la vente est presque exclusivement l'apanage des garçons. Mis à part de rares exceptions, les filles ne pratiquent pas ce genre de travail. «Je ne crois pas qu'il y a des filles qui puissent supporter les conditions de ce travail. Généralement, elles aident leurs mères à préparer les beignets et m'hadjeb. C'est le cas de ma sœur», explique un autre marchand ambulant. Le moins que l'on puisse dire est que ces enfants qui sacrifient les plus belles saisons de leur vie pour subvenir aux besoins de leurs familles méritent respect et admiration de tout un chacun. Car, au lieu d'opter pour des mauvais raccourcis, ils ont choisi le chemin le plus difficile, celui qui fait suer en travaillant dur. Le plus beau dans toute cette histoire est que même s'ils sont fortement exposés aux pires fléaux, telle la consommation de la drogue, ils tiennent bon. Mieux, nombre d'entre eux ont réussi dans leur cursus scolaire. Et ils rêvent tous, une fois adultes, de prendre leur revanche sur le destin.