Dans la confrérie éclatée des Frères musulmans, la lutte pour le pouvoir a laissé des traces sur l'Etat. Face au « coup d'Etat judiciaire » de Gülen, initiant une vaste opération de corruption touchant des ministres et même le fils d'Erdogan, la riposte a pris la forme d'une purge menée contre les procureurs et la police. Et depuis hier, cette purge s'est étendue aux médias, aux banques et aux télécoms. « C'est comme le reformatage d'un ordinateur. Ils sont en train de changer le système tout entier et les hommes en poste afin de protéger le gouvernement », juge l'enseignant en relations internationales de l'université Kadir-Has d'Istanbul, Akin Unver. A la veille de la visite d'Erdogan à Bruxelles, la première depuis 5 ans, Ankara joue l'apaisement et donne des gages de bonne volonté sur le principe cardinal de « l'impératif de l'indépendance de la justice ». Lors de son déplacement dans la province méridionale d'Adana, le ministre des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, se dit prêt au dialogue avec l'Union européenne sur toutes les questions, y compris la crise politique et la question des réformes judiciaires. « S'il y a quoi que ce soit en contradiction avec les normes de l'UE, nous écouterons », a précisé Davutoglu. Au cœur des débats : le projet controversé du contrôle gouvernemental sur le Conseil supérieur des juges et des procureurs conçu comme un manquement aux engagements européens de la Turquie du reste desservie par le différend territorial de Chypre et le veto franco-allemand. Erdogan, qui doit rencontrer les présidents de l'Union et du Parlement européens, respectivement, Herman van Rompuy et Martin Schulz, en présence de la représentante de la diplomatie européenne, Catherine Ashton, ainsi que le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, entend « négocier le plus vite possible » la candidature en souffrance depuis 1999. S'il redoute une « position discriminatoire de Bruxelles », le chef du gouvernement turc plaide, toutefois, pour l'ouverture immédiate des chapitres 23 et 24 dans les négociations d'adhésion, qui traitent des questions concernant l'Etat de droit et le système judiciaire. Plombé par la crise, le dossier turc est, une fois de plus, mal engagé. Car, désormais, Bruxelles se prévaut d'un droit de regard. Lors d'une rencontre à Strasbourg, tenue, mercredi dernier, avec le ministre turc des Affaires européennes, Mevlut Cavusoglu, le commissaire européen à l'Elargissement, Stefan Füle, a estimé que l'UE voulait être consultée en amont sur le projet de révision du système judiciaire. « En fonction de la réponse d'Erdogan, nous évaluerons s'il est sérieux ou non » dans sa volonté d'adhérer la Turquie dans l'UE. La conditionnalité de Bruxelles est viscéralement rejetée par Erdogan qui se présente en victime d'un « complot contre son gouvernement ». « Personne n'a la droit de faire des déclarations sur la volonté de la Turquie de réformer sa justice », a martelé Erdogan, se refusant à toutes déclarations selon lesquelles « ces propositions sont contraires aux acquis de l'UE ». Résultat des courses. « Cela ne va pas être facile », prédit Sinan Ulgen, qui dirige à Istanbul le Centre des études économiques et de politique étrangère. Car, le modèle qui a tant fait rêver pour les immenses acquis démocratiques et l'accès au statut de puissance émergente est à bout de souffle. De la répression sanglante des manifestations du parc Gesi, au printemps dernier, à la guéguerre pour le pouvoir, la Turquie va mal. Elle risque de remettre, à plus tard, le rêve européen longtemps caressé.