Ils étaient 2.378 montagnards dont 286 enfants enserrés sur la plage de Messelmoune, d'une superficie de trois hectares environ, à l'ouest de l'embouchure de l'oued dont elle porte le nom. Déplacés de force par l'armée française, les familles - surtout des femmes et des enfants - avaient quitté, en pleine chaleur de l'été 1958, la montagne du Dahra qui domine la côte ouest du littoral cherchellois. Dans la cartographie militaire, la zone située à une centaine de kilomètres à l'ouest d'Alger représentait un sous-quartier placé sous le contrôle direct des officiers de renseignements du 2e Bureau du 22e régiment d'infanterie, installé depuis le mois de juillet 1956 dans les centres de colonisation. Pour la population de ces montagnes en guerre, tout bascula le 25 août 1958. Des soldats français patrouillaient à Titouilt, dans le douar Bouhlal, entre les hameaux de Hayouna et de Mesker, quand ils tombèrent dans une embuscade tendue par les maquisards de l'ALN. L'accrochage leur coûta des morts et des blessés. Le 2e Bureau dirigé par le lieutenant Lacoste réagit immédiatement en procédant à un vaste ratissage. L'opération menée par des soldats et des harkis de Annab et d'Aghbal dura trois jours. La population fut évacuée et toutes les maisons brûlées. Les flammes étaient visibles de Cherchell et de Gouraya, à vingt kilomètres à la ronde. Récit d'une déportée Une dame, aujourd'hui âgée de 76 ans, rencontrée à Messelmoune où elle réside, témoigne : « J'habitais une masure à Immalayou, près d'un oued, à un kilomètre au sud de Hayouna. Je me trouvais à la maison avec mes quatre enfants (un garçon et trois filles dont une handicapée), lorsque les féroces soldats français défoncèrent la porte. Je n'avais jamais vu de Français avant la guerre. Ils nous expulsèrent sans ménagement et mirent le feu à la demeure. Mon mari se trouvait dans la forêt voisine. Regroupés avec les autres membres de la famille élargie, eux aussi expulsés de leur maison soumise à la proie des flammes, nous fûmes conduits, en colonne par deux, au centre de Hayouna. Je n'avais rien pris avec moi. D'ailleurs, je n'avais pas grand-chose. Issue d'une famille pauvre de Souahlia, je fus mariée à l'âge de dix-sept ans à un voisin, veuf avec deux filles et deux garçons dont l'aîné avait presque mon âge. Les maquisards étaient arrivés à Hayouna au début de l'été 1956. Ils venaient, en majorité, de la ville de Cherchell. Des gars cultivés, à l'allure sportive, déterminés, me raconta mon mari. Comme les autres femmes d'Immalayou, je leur préparais les repas. L'ALN-El Djeïch — comme on l'appelait — tenait à payer la nourriture. Je sus que mon mari leur servait de guide dans les sentiers de cette montagne qu'ils ne connaissaient pas. Je me souviens qu'au printemps 1958, l'armée française avait procédé à un grand ratissage, à la suite d'une embuscade meurtrière tendue par les maquisards, à Attrache, pas loin d'Immalayou. Les soldats étaient venus nous interroger pour savoir si des « fellagas » passaient chez nous. Puis les avions se mirent à bombarder Hayouna et les environs. C'était l'enfer. Je pris mes enfants et me suis mise à courir dans tous les sens. Deux bombes tombèrent tout près de notre maison. Mon fils, âgé de 13 ans, est mort sous les bombes. Ma fille fut grièvement blessée. Je l'ai retirée de sous les décombres, brûlée. Elle avait cinq ans. Cet été 1958 fut terrible. Nous vivions la guerre chaque jour, quand, vers la fin du mois d'août, les militaires nous sortirent des maisons pour nous emmener loin de chez nous. On nous entassa sans ménagement dans des camions militaires. Je ne cessais de pleurer tout au long du voyage. Ma fille handicapée souffrait le martyre. Partis le matin, nous atteignîmes la route goudronnée du littoral, exténués. La nuit tombait. Sur la plage, terrassés par la faim et la soif, nous étions sans toit. Nous passâmes la nuit dans les ténèbres. Les femmes, sous le choc, pleuraient sur leur sort. Les harkis rôdaient autour de nous. Ils nous faisaient peur. La peur de l'humiliation. Mes enfants, dénudés, s'étaient blottis contre moi. Je n'avais pas fermé l'œil de la nuit. Au petit matin, je vis la mer tout près de moi. J'y ai mis les pieds pour la première fois de ma vie. Du haut de Hayouna, elle me paraissait une étendue lointaine, insaisissable. Pour protéger mes enfants des rayons du soleil qui commençait à frapper fort, je me rendis, avec d'autres femmes, à la lisière de la forêt qui s'étalait le long de la route étroite, ramasser des branchages pour construire une petite hutte. Chaque matin, les soldats remettaient, à chacun, un morceau de pain et une tomate. Pour la journée, nous précisaient-ils. Je garde en mémoire cette première journée passée, pour la première fois, loin de chez moi. Le désœuvrement m'accablait. J'étais là à attendre à ce qu'on me donne un morceau de pain, moi qui n'ai jamais demandé l'aumône. Les premiers jours, il y eut beaucoup de morts au camp. Surtout les enfants qui succombaient à la dysenterie. Les militaires, qui nous avaient entassés dans ce réduit, semblaient dépassés. Nous étions arrivés en catastrophe. Rien n'avait été prévu. Ni abri, ni sanitaires, ni ramassage des déchets. Les détritus s'amoncelaient. Notre quotidien commença à s'améliorer avec l'arrivée des citoyens de Souahlia qui avaient ramené avec eux des vivres et des chèvres. Les hommes, jusque-là désœuvrés, trouvèrent du travail. Ils s'employèrent comme manœuvres dans les chantiers de construction des logements pour les harkis. Certains, recrutés de force dans les groupes d'autodéfense, recevaient une petite solde. Le camp, surveillé à partir de la tour élevée au bord de la route goudronnée, était entouré d'une double rangée de fils barbelés ne laissant qu'une seule issue. Les militaires nous fournirent des matériaux rudimentaires pour construire des gourbis. Aux premières averses de l'automne, ils nous ont donné une couverture. Un jeune médecin militaire français, installé dans une cabane à l'entrée du camp, recevait beaucoup de malades, des enfants surtout. Des enfants fragiles, sans souliers, portant pour tout habit une longue camisole. Au début de l'année 1960, les militaires m'autorisèrent à me rendre à Staouéli pour faire soigner ma fille dont l'état de santé empirait. La nièce de mon mari m'hébergea. Pour subvenir à nos besoins, mon fils aîné s'employa comme garçon de ferme chez un colon. Mal prise en charge, ma fille mourut de ses blessures le 10 juillet de la même année. Elle est enterrée au cimetière de Sidi Ferruch. A mon retour au camp de Messelmoune, je retrouvai mon père sorti de la prison de Gouraya. En 1961, soit après des années passées au camp, la situation changea. Le comportement des militaires s'humanisa quelque peu. Notre quotidien s'améliora. Les hommes valides pouvaient se rendre dans les champs voisins travailler chez les riches colons de Oued Sebt. Ils travaillaient « des étoiles aux étoiles » pour un salaire de misère. Les militaires autorisèrent les familles à retourner à la montagne, pour la journée, pour la collecte des figues puis des olives. Arrivée à Hayouna, j'avais trouvé la désolation. Quelques arbres avaient survécu à la guerre. Les hameaux étaient calcinés. Au cessez-le-feu, le 19 mars 1962, nous nous trouvions encore au camp. La fin de la guerre fut un soulagement pour tous. Nous sommes retournés à Immalayou quelques jours après. Le 3 juillet, je retournais à Messelmoune avec mon mari pour voter. Je suis retournée de nouveau après les fêtes de l'indépendance du 5 juillet. La cueillette des olives finie, toute la famille quitta la montagne où il était impossible de vivre. A Messelmoune, nous occupâmes les maisons en dur abandonnées à la hâte par leurs occupants. C'étaient les maisons que les déportés, soumis à la corvée, avaient construites pour les harkis. Quelques semaines plus tard, le camp de Messelmoune fut rasé. Aujourd'hui, sur la plage, l'été venu, les gens y plantent des parasols aux couleurs verdoyantes, mais moi, j'y vois toujours le gourbi où j'ai passé les jeunes années de ma vie dans la désolation et la peur de l'humiliation. »