Les habitants du douar Bouhlal, les Beni Ferah, de la région de Cherchell, furent évacués de leur demeure au début du mois de septembre 1958, à la suite d'une opération militaire menée à Titouilt dans la montagne, au sud de Messelmoune, une dizaine de jours avant le 25 août où l'armée française avait subi de lourdes pertes. Ils furent déplacés loin de chez eux, certains à Messelmoune, sur la côte, d'autres à Bouzerou, sur la crête du djebel qui porte le même nom. Ils étaient au total 3 901 selon les chiffres donnés par l'administration française. Le douar Bouhlal, un espace de vie qui disparut ainsi totalement, était le bastion de l'ALN. Délimité au sud par la barre rocheuse des Braz, il a la forme d'un grand plateau de trois kilomètres carrés, appelé Ouadha-en-Tatcha, d'une altitude de 900 mètres. L'oued el Kebir qui le traverse se jette dans la méditerranée sous le nom d'oued Sebt. Bouhaddi Brahim « Après un déplacement à travers un chemin de chèvres long de quatre kilomètres, les militaires qui nous escortaient nous ont demandé de nous installer dans un champ qu'ils avaient défriché. Dans ce gros village, constitué de gourbis construits à la hâte, nous étions plus de sept cents personnes ramenées des hameaux du douar Bouhlal, étroitement surveillées. » Chérifi Chérif, né en 1937 à Ikrar du douar Zatima « J'étais au camp de Bouzerou, au pied du camp militaire. Nous avons vécu les uns sur les autres dans des gourbis construits sommairement avec des branchages et des roseaux. Les militaires surveillaient nos mouvements à partir de deux grandes tours.» Vu de l'extérieur, «le camp de Bouzerou fut créé de toutes pièces. Ils rassemblaient tous les anciens habitants de la partie supérieure de l'oued es Sebt, soit six douars, formant les six groupements que ma compagnie contrôlait.* »...« Ils avaient tout perdu et pouvaient se trouver à des heures de marche de leur ancienne exploitation....Les gens vivaient les uns sur les autres », écrit un ancien appelé de l'armée française*. Boukadoum, né en 1931 à Bouarbi. « J'étais au camp de Tazrout. Un champ défraichi au pied du camp militaire. Pas de barbelés, mais nous étions surveillés à partir de deux tours.» 2-La première nuit passée au camp Hammiche Fatma veuve Arridj «Les enfants et moi avons couché à la belle étoile. Ma fille, Aïcha, handicapée, hurlait de douleur. Une nuit pleine de cauchemars, sans boire ni manger. J'ai pleuré toute la nuit sur mon sort ». Maazouzi Abdelkader « J'avais peur pour ma mère. Mes frères et moi la serrions toute la nuit. Je me souviens ne pas avoir fermé l'œil. C'était l'angoisse de la nuit tombante au jour naissant, en cet été brûlant de 1958 ». 3- La mort des enfants Hammiche Fatma veuve Arridj « Je tressaillais lorsque j'entendais, dans le silence de la nuit, les femmes pleurer leurs enfants, morts d'inanition. Les premiers mois, on comptait, chaque jour, une dizaine de morts. »* Moussaoui Mohamed, né en 1936 « Au début, il y a eu des morts, surtout des nourrissons*. Les plus touchées étaient les familles venant de Hayouna*. Mon fils, M'Hamed, âgé de 13 mois a failli rendre l'âme par déshydratation à cause d'une diarrhée persistante. Le cimetière de Messelmoune a été ouvert quelques jours après l'installation du camp. 4- La vie quotidienne Maazouzi Abdelkader « Le camp de Messelmoune ? C'est l'obsession de la faim. C'est la recherche permanente de la nourriture. Les militaires nous avaient acculés à mourir de faim en distribuant la nourriture au compte-gouttes. Pour avoir de l'argent et acheter un peu d'aliments, nous ramassions du bois que nous vendions sur les marchés environnants : Gouraya, Novi, Fontaine-du-Génie. A la montagne, nous avions du miel, du lait frais, du petit lait, des fruits, de l'huile. Là, les choses ont terriblement changé pour nous. J'étais coupé de mon passé. » Maazouzi Djelloul, né en 1929. Père d'Abdelkader. « Les militaires m'ont capturé en zone interdite au mois de juillet 1959. J'ai été conduit au centre d'interrogatoire de Bois Sacré. Après quelques jours, ils m'ont amené au camp de regroupement de Messelmoune où j'ai retrouvé mon épouse et mes enfants. Au camp, nous avions comme voisins les familles Chamayène, Bouyaala, Ibazouyann. Après un moment de désoeuvreument, dépendant de l'assistance militaire, j'ai trouvé du travail comme aide-maçon dans la construction des banquettes. J'étais parfois soumis à la corvée. Les harkis de Mesker, commis comme contremaîtres, étaient féroces. » Hammiche Fatma veuve Arridj « Le lendemain de notre arrivée, les femmes, surtout, sont allées, sous escorte, à la lisière de la forêt, ramasser des branchages et des roseaux pour construire des abris. Le soleil tapait très fort. Les familles se sont regroupées selon le tracé effectué par les militaires. Les gardiens distribuaient le matin la ration pour la journée : un morceau de pain et une tomate par personne. De quoi ne pas crever de faim. Nous avons vécu comme cela, dans la dépendance, à la merci des militaires, pendant plusieurs semaines. Les gens de Souahlia, venus après nous, nous ont fait don de quelques effets qui nous ont permis d'aborder la fraîcheur de la fin de l'automne ». Moussaoui Mohamed «Il n'y avait pas de fête à l'occasion des naissances, des circoncisions ou des mariages durant les quatre années du camp. Les journées les plus sombres, c'étaient lors des fouilles. Les harkis plaçaient les femmes d'un côté et les hommes de l'autre. En 1961, les militaires nous ont autorisés à nous rendre en zone interdite, sous leur surveillance. Nous avons récolté des olives, des fruits des figuiers de barbarie, des glands de chêne-liège avec lesquels les femmes faisaient une sorte de farine. Un jour que nous nous rendions au douar, nous avons trouvé les militaires qui nous avaient précédés, sur le pied de guerre. Ils venaient de tomber dans une embuscade dressée par l'ALN. On a fait demi-tour par Titouchire, après un contrôle d'identité. «J'ai pu travailler à la coopérative agricole sur les terres de Sitgès (des vignes à vins). Avec l'argent gagné, j'achetais l'alimentation nécessaire chez l'épicier agréé par la SAS. Les militaires nous délivraient chaque quinzaine des bons de ravitaillement. » Taberkouk Ahmed « Les militaires nous délivraient des bons de ravitaillement portant indication des quantités maximum, mesures que l'épicier agréé se devait de respecter. Ils voulaient s'assurer ainsi que le ravitaillement n'allait pas chez les maquisards. Mais on s'arrangeait toujours pour le leur faire parvenir. Nous n'avions plus la possibilité de faire pâturer nos maigres troupeaux. Un boucher de Cherchell, désigné par la SAS, les a acquis à bas prix. Cela nous a fait très mal ». « Nous avions des bidons pour nos besoins naturels. Les femmes se chargeaient de jeter les excréments dans des fosses creusées aux environs des gourbis ». Bouhaddi Brahim « De 1958 à 1960, on a vécu comme on a pu. En 1960, les militaires ont procédé au partage, en petites parcelles, du champ où nous vivions. Chaque famille a reçu une parcelle. Nous l'avons exploitée avec les moyens du bord. C'était tout juste pour vivre». (Suite et fin)