À chaque fois qu'il revoit son cousin, chauffeur de taxi depuis des années à Montréal, il repense aussitôt à une scène cocasse. Adolescents, elle les avait fait beaucoup rire. Durant les retrouvailles, les gens de leur génération aiment en ressusciter le souvenir et évoquer d'autres incartades qui ont émaillé leur jeunesse perdue. C'était la seule façon, plutôt illusion, qu'ils avaient de tenir tête à l'avancée irrémédiable du temps charriant nostalgie et oubli. Ils paraissaient comme des guerriers vaincus, battant en retraite et tentant vainement de résister aux coups d'un adversaire qui ne veut pas lâcher prise. Un jour, le rempart constitué de leurs souvenirs cédera fatalement. Ils vont tous s'effriter et la bande sera irrémédiablement orpheline de son passé. Cette année-là, l'été, la saison des fêtes, était assez avancée. Pourtant, personne ne semblait pressé de voir se refermer cette parenthèse de joie, de détente, de peur de renouer avec la monotonie qui, le reste du temps, étouffait la ville. L'amas de nuages qui ne désertait jamais ses crêtes était la hantise des habitants. Dès les premiers jours de l'automne, des bancs de brouillard déferlaient. Du côté de la mer ou de la montagne, ils arrivaient en masses compactes et menaçantes. La nature semblait intimer à chacun l'ordre de se cantonner dans ce coin de montagne et renoncer à la moindre velléité de s'en échapper, même par le regard. Mais à quoi bon s'impatienter ? A la belle saison, les premiers rayons du soleil s'empressaient de lacérer le rideau de nuages qu'ils faisaient déguerpir comme un troupeau apeuré. Les contreforts schisteux, de nouveau, s'offrent et s'abandonnent, comme une amante soumise, aux chaudes caresses. Les collines se couvrent de tapis de coquelicots et de pâquerettes, et la garrigue s'hérisse de touffes de genêts. Mars et avril se voient vite bousculés par l'été. Qu'importe, après les arbres et les plantes, les cœurs fleurissent à leur tour, les nuages volent loin et se réfugient au fin fond du ciel. Les mariages vont ensuite se succéder, presque tous les jours, et plus seulement en fin de semaine. Les clameurs empliront tous les quartiers dont la quiétude est fracturée par d'intermittentes détonations. Ceux qui comptent leurs sous ressentent de l'embarras en de tels moments. Pour eux, une fête c'est aussi, et surtout, des dépenses à prévoir. Un cadeau sert aussi à honorer une dette. D'aucuns tiennent rigoureusement un carnet où ils notent tout ce qu'ils ont obtenu ou déboursé. Ils font grief à ceux qui se présenteraient avec un cadeau de moindre valeur à celui qu'ils ont reçu.