La crise libyenne est en train de se transformer en drame humain incommensurable, la semaine écoulée ayant été le théâtre de nouveaux rebondissements tragiques, où la tendance globale fait redouter le spectre d'une guerre civile doublée d'une catastrophe humanitaire. A l'irrédentisme du clan Kadhafi répond la détermination des insurgés, faisant couler davantage de sang, alors que des acteurs des droits humains ont déjà annoncé plus de 6 000 morts en moins de vingt jours de révoltes. Dès lors, et face à ce bilan, il n'y a pas besoin de surenchère ou de manipulation pour croire et faire croire à la nécessité de tout faire pour mettre fin à cette situation, mais cela peut-il être à n'importe quel prix ? Il y a des tributs difficiles à payer. AU NOM DE TOUS LES OPPORTUNISMES Surprise, étonnement, mais aussi brusque suspicion quant au bien-fondé des positions, quand on voit réagir les Américains par le refus face à une proposition de médiation entre les parties en conflit, de la part du Président vénézuélien, Hugo Chavez. Les Américains seraient-ils une partie au conflit ? Auraient-ils d'autres plans pour la Libye, dont ils estiment que le processus est en cours et l'issue irréversible ? «Kadhafi doit partir !». Voilà un verdict qui aurait mieux mérité de sortir, jusqu'à l'ultime moment, de la bouche de jeunes Libyens, et non de la bouche de chefs d'Etat occidentaux, dont les seuls intérêts en Libye se trouvent du côté des puits de pétrole. LE DEVOIR DE LUCIDITE Il faut se pencher sur la position algérienne pour se poser les bonnes questions sur ce qui se passe en Libye. L'Algérie, fervent défenseur des droits des peuples à se déterminer et à chaque fois prompte à condamner les actes d'agression, n'avait pas hésité à condamner l'invasion du Koweït par l'Irak, de même qu'elle n'a pas approuvé l'invasion Us en Mésopotamie ni accepté de prendre part aux forces coalisées qui ont attaqué Baghdad. Sa condamnation de l'agression israélienne qui a ciblé Yasser Arafat en Tunisie en 1985, n'avait eu d'égale que les franches mises en garde qu'elle avait adressées alors à Israël. Ce qui permet de faire la part des choses, dans les positions algériennes, entre les situations de déni de droit international qu'elles ont toujours condamnées, et les situations de crises internes par rapport auxquelles l'Algérie n'a jamais reconnu aux puissances occidentales le moindre droit d'ingérence. A ce dernier titre, il faut revenir au refus algérien de toute ingérence dans les affaires internes du pays durant les années de feu. Les tentations de s'ingérer furent très fortes, avec des ressacs périodiques, mais l'Algérie a eu le dernier mot. Cette lucidité algérienne est non seulement le fruit du passé révolutionnaire de l'Algérie, mais également le produit de principes inamovibles qui fonctionnent comme des antidotes contre les manipulations et les stratagèmes aux visées hégémoniques. Si l'Algérie ne peut pas absolument les empêcher, elle peut au moins les entraver ou à défaut ne pas y contribuer. LE DROIT D'INGERENCE Le nouvel ordre international, qui restera toujours nouveau pour les peuples qui en subissent les contrecoups et qui n'en comprennent pas la logique, a apporté, dans sa lame de fond, un concept que l'on appelle le «droit d'ingérence». «Droit» est un mot lourd de sens, qui légitime son vocable voisin au point de faire oublier qu'il est, par sa signification, le déni du droit à la souveraineté. Les épisodes nombreux où s'est exercé ce droit d'ingérence ont tous eu pour principaux protagonistes des acteurs occidentaux et des destinations principales : les capitales arabes ou musulmanes. Les bourbiers américains que sont aujourd'hui encore l'Irak et l'Afghanistan, avec leurs lots de morts quotidiens, dont les dommages collatéraux devenus fameux et si courants qu'ils ont été intégrés dans les analyses prospectives de leurs auteurs. D'où la réaction très vive de refus, au demeurant explicable, qu'une bonne partie du monde a eue dès les premiers signes d'une volonté américaine d'intervenir en Libye. D'ailleurs, cela est devenu une règle médiatique occidentale, dès qu'on commence à parler de catastrophe humanitaire, le spectre de l'ingérence n'est plus très loin. Les déclarations politiques qui annoncent des positions très fermes sont le prélude à des manœuvres militaires qui deviennent très vite, quand l'enjeu est le pétrole, une armada en expédition punitive dont on ne sait jamais quand et à quelles conditions sortira t-elle du pays. Le droit d'ingérence a pour cheval de bataille la chose humanitaire et les spectacles (vrai ou faux, c'est selon) qu'il offre, par médias interposés, à l'opinion internationale qui finit par trancher entre l'envoi de sauveurs et la persistance du massacre. Pourtant, le droit d'ingérence qui soutient une intervention militaire est un acte de cruauté de long terme, censé stopper des actes de répression d'haleine plus ou moins longue. LE DEVOIR D'ASSISTANCE Qu'il s'agisse de révolution, d'insurrection armée ou de guerre civile, ce qui se passe en Libye est source d'un drame humain dont on ne peut encore déterminer la dimension ou arrêter l'étendue. Les milliers de morts déjà annoncés, les centaines de milliers de citoyens qui fuient les villes et le grand nombre de blessés, dont les vieillards, les femmes et les enfants, appellent de la part de la communauté internationale un devoir d'assistance. Dans devoir, il y a une charge éthique, celle de la conscience d'une obligation et dans assistance, il y a une part de respect envers le destinataire. Assister, c'est aider quelqu'un à faire quelque chose et non le faire entièrement à sa place. Dès lors, le devoir d'assistance a quelque chose de noble qui ne sent pas le soufre, et qui peut se soustraire à la manipulation et aux calculs hégémonistes. Mais on parle, dans le cas libyen, non pas de l'action humanitaire qui va en éclaireur du droit d'ingérence, mais de l'assistance désintéressée que consent notamment l'Egypte, la Tunisie et l'Algérie et leurs peuples aux frontières en direction de voisins et frères libyens qui saignent et dont l'odeur de sang semble avoir attiré toutes sortes de charognards.