Il était prévisible que l'énorme pression exercée par le régime bâtard de Kadhafi sur le peuple libyen allait provoquer une explosion de cette ampleur. La réaction brutale et génocidaire de l'appareil répressif était aussi prévisible en raison de l'autosuggestion que s'est faite Kadhafi, s'estimant irremplaçable et indétrônable. Kadhafi s'est livré pendant trente ans à détruire l'Etat au sens physique et conceptuel, pour s'autoproclamer «guide» dans un pays dont la rente pétrolière lui a permis de domestiquer l'essentiel de l'élite nationale, d'isoler et de museler les velléités de l'opposition, dont les figures sont soit en prison, soit en exil, et d'acheter la paix sociale à travers une redistribution de la rente et une répression inégalée. Huit ans après le coup d'Etat qu'il a mené contre Idris 1er, Kadhafi a engagé un processus proche en théorie des thèses anarchistes, de dépérissement de l'Etat, abolissant la Constitution, les institutions classiques, les élections, les partis… pour instaurer «le pouvoir du peuple» à travers des «comités révolutionnaires» qui n'ont de révolutionnaire que le qualificatif. Son Livre vert se veut la synthèse de ce qu'il espérait être une nouvelle théorie révolutionnaire propre à la Libye et qu'il aurait aimé appeler «le kadhafisme». Dans la foulée de cette «théorie chimérique», Kadhafi a néanmoins décidé certaines réformes sociales importantes dans un système tribal archaïque. Sous son règne, les conditions de vie des Libyens se sont améliorées et certaines avancées sociales sont indéniables, le statut des femmes notamment. Le leader s'est doté d'une garde personnelle constituée exclusivement d'amazones et une loi de 1984 interdit la polygamie, autorise le divorce et prône le libre consentement au mariage. Mais la Libye, c'est ce contraste entre avancées socio-économiques et régression politique. Il y a en Libye un chef de l'Etat et un chef de gouvernement que personne ne connaît. Car bien qu'il n'ait aucune légitimité officielle, le leader du pays est celui dont les portraits ornent les rues de Tripoli, l'autoproclamé colonel et «guide de la grande révolution de la grande Jamahiriya arabe libyenne» : Mouammar Khadafi. De fait, partis politiques et syndicats sont interdits ; les ONG sont tolérées si elles ne font pas de vagues. Toute la société s'appuie sur les comités populaires basés sur la famille. Une société tribale donc où les liens parentaux déterminent tout, jusqu'à la gestion des clubs de football. Cela complique les alliances politiques et l'émergence d'une opposition, et donc l'organisation d'une contestation. D'autant que la manne pétrolière est largement utilisée par le régime pour calmer les mécontentements. Alors que Mouammar Kadhafi poursuit inlassablement son rêve de fonder les Etats-Unis d'Afrique, des dissensions se font sentir au sein de l'élite au pouvoir. Un de ses fils réformateur est, en effet, favorable à l'émergence d'une société civile, dont l'absence a longtemps protégé le régime d'un soulèvement populaire d'ampleur. Depuis le 16 février dernier, le consensus de façade est rompu par une génération nouvelle, branchée sur le monde extérieur et rêvant d'une vie meilleure, faite de liberté. La désarticulation de la société libyenne est le résultat de cette situation de non-Etat. Même si certaines thèses avancent l'idée d'un «Etat à part» qui ne peut être analysé avec les instruments théoriques classiques, pour le peuple libyen, l'absence d'un Etat central avec des institutions et des lois s'apparente à une situation d'anarchie et de non-droit. Selon une chercheuse américaine, le cas libyen est «à part» dans la mesure où «la politique intérieure n'étant ni consensuelle ni contractuelle permet au leadership politique de gérer le pays librement sans rendre compte à quelque instance que ce soit». Même la politique de l'oubli pratiquée par le régime Kadhafi pour effacer la mémoire collective d'avant septembre 1969 n'a pas réussi à rendre amnésique le peuple libyen qui aspire, aujourd'hui, à se réapproprier tous ses espaces-temps pour y édifier un Etat moderne. Ce n'est donc pas un hasard si la contestation a commencé en Cyrénaïque et plus particulièrement à Benghazi, centre de rayonnement du pays depuis toujours, terreau de l'élite politique et culturelle libyenne et bibliothèque de la mémoire collective du peuple. Environ deux millions de manifestants cyrénaïques, la moitié de la population libyenne qui contrôle la moitié du pays et une partie de ses ressources pétrolières, se sont embarqués, dimanche 20 février, dans une révolte de grande envergure contre Mouammar Kadhafi et son régime dominé par l'influence tripolitaine. A la différence des mouvements pour les droits civiques qui se répandent au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, en Libye, la moitié du pays se lève contre l'autre moitié, en même temps qu'elle lutte pour renverser un dictateur qui détient le pouvoir depuis quarante-deux ans. Depuis la semaine dernière, des batailles à l'arme lourde se déroulent à Benghazi, Al Baïda, Al Marj, Tobrouk et dans au moins deux autres villes. Dans certains endroits, les sources militaires de Debkafile révèlent que les manifestants ont dévalisé les bases de l'armée et saisi de vastes quantités de missiles, de mortiers, de mitrailleuses lourdes et de véhicules blindés et les ont ensuite utilisés. L'importante base de commandement de la brigade Fadil-Ben-Omar, à Benghazi, a été réduite en cendres. Nos sources citent des témoins qui ont détecté des membres des tribus berbères parmi les insurgés.Les rapports de massacres et de l'importation de mercenaires, particulièrement à Benghazi, proviennent essentiellement des sources de l'opposition en Europe de l'Ouest et ne peuvent être confirmés de façon indépendante, en temps réel. Parallèlement, il ne fait aucun doute que Kadhafi n'aura aucun scrupule à employer les mesures les plus brutales, en désespoir de cause, pour parvenir à sauver son régime, s'il ne l'a déjà fait. Les sources hospitalières font état de centaines de morts et de blessés. Il a simultanément conféré à son cousin et chef de la sécurité, Ahmed Gaddaf al Dam, la responsabilité des efforts de l'armée pour venir à bout du soulèvement à Benghazi. La majeure partie de la ville semble être tombée entre les mains des protestataires, à l'exception de l'aéroport par lequel le dirigeant achemine des renforts imposants et les envoie directement au combat. Jusqu'à présent, l'armée de l'air et la marine libyennes n'ont pas été déployées. L'entrée en action d'hélicoptères mitraillant la foule n'est confirmée qu'en un seul endroit, à Al Baïda. Depuis samedi après-midi, Kadhafi n'a pas été vu ou entendu en public. Selon certaines rumeurs, il aurait quitté Tripoli et se serait installé dans l'oasis saharienne de Sebha, son lieu de naissance, dans sa tribu. Jusqu'à présent, il a maintenu l'afflux de renforts militaires en direction des six villes rebelles. Plusieurs Libyens s'interposant comme médiateurs ont proposé un cessez-le-feu entre Kadhafi et les révoltés, alors que le gouvernement démissionnerait et que l'ancien Premier ministre populaire Abdul Salam Jaloud serait nommé Premier ministre jusqu'à ce que la crise soit résolue. Mais Jaloud a décliné l'offre. En fait, Kadhafi est victime de sa propre stratégie d'atomisation sociale. L'absence des structures d'un Etat moderne, dont les objectifs premiers visaient à structurer la société au sein des comités populaires de type familial et tribal, afin d'affaiblir toute forme de contestation, d'opposition et de syndicalisme, a favorisé le contact entre les différentes composantes de la société pour que la révolte se généralise assez vite malgré le contrôle rigoureux des moyens de communication, les téléphones portables et Internet étant coupés dès le premier jour de la révolte. La surprise de Kadhafi et de ses alliés est d'autant plus grande qu'elle n'a d'égale que la férocité de la riposte pour juguler un tsunami qui finira par emporter le système mis en place sur un terrain mouvant. Cette surprise est lisible dans le discours pathétique de Seïf El Islam, fils de Kadhafi, qui n'offre que deux alternatives aux Libyens : une «Libye nouvelle» pilotée par les Kadhafi ou «la guerre civile». La réponse des Libyens ne s'est pas fait attendre. La contestation a gagné d'autres villes dans la soirée de dimanche dernier avant que Tripoli ne s'embrase à son tour. Hier, c'est toute la Libye qui est en révolte. L'affolement du clan Kadhafi est d'autant plus grand que des diplomates, des ministres, des fonctionnaires dans différents corps démissionnent ou abandonnent leurs postes, alors que des troupes de l'armée libyenne se rallient ouvertement aux manifestants qui ont pris le contrôle de certaines villes à travers le pays. Même Syrte, fief de Kadhafi, n'a pas échappé au vent de révolte, alors que des informations font état de «sa libération». A. G. Chronologie de la révolte libyenne Rappel des événements en Libye, théâtre d'une contestation et de manifestations sans précédent contre le régime du colonel Mouammar Kadhafi, au pouvoir depuis plus de quarante ans : - 15/16 février : Dans la nuit de mardi à mercredi, la police disperse par la force un sit-in contre le pouvoir à Benghazi, deuxième ville du pays et bastion des opposants du régime à 1 000 km à l'est de Tripoli. 38 personnes sont blessées. A Al Baïda, à 1 200 km à l'est de la capitale, deux manifestants sont tués par les forces de sécurité.
- 17 février : Lors de violents affrontements, six personnes sont tuées à Benghazi et deux à Al Baïda, alors que des appels sont lancés sur Facebook pour faire de ce jeudi une «Journée de la colère» contre le régime de Kadhafi. A Zenten (145 km au sud-ouest de Tripoli), plusieurs personnes sont arrêtées, des postes de police et un bâtiment public incendiés.
- 18 février : Le bilan des émeutes dépasse les quarante morts. Les affrontements touchent l'est du pays, notamment Benghazi, où le siège de la radio est incendié. A Al Baïda, deux policiers qui tentaient de disperser une manifestation sont capturés par des manifestants, puis pendus. Depuis mercredi, des rassemblements et des défilés pro-régime ont lieu dans la capitale. Le colonel Kadhafi y fait une brève apparition pour un bain de foule peu après minuit. Le réseau social Facebook n'est plus accessible et les connexions Internet sont très perturbées.
- 19 février : Plus de 80 personnes ont été tuées au cours des cinq jours de contestation, selon l'organisation de défense des droits de l'homme Human Rights Watch (HRW). A Benghazi, douze personnes au moins sont tuées, alors que l'armée repousse à balles réelles des manifestants qui prenaient d'assaut une caserne. Des heurts sanglants éclatent à Musratha, à 200 km à l'est de la capitale. Les connexions Internet sont pratiquement impossibles.
- 20 février : La contestation semble se transformer en insurrection dans l'est du pays. HRW fait état de plus de cent morts depuis mardi. A Benghazi, centre de la révolte depuis six jours, soixante personnes ont été tuées dans la journée. Les autorités annoncent avoir arrêté des dizaines de ressortissants arabes appartenant à un réseau chargé de déstabiliser le pays. A Tripoli, des dizaines d'avocats participent à un sit-in de protestation contre la répression devant le tribunal. Les sièges d'une télévision et d'une radio publiques sont saccagés par des manifestants, des postes de police et des locaux de comités révolutionnaires incendiés. Comme tous les jours de la semaine, les partisans du régime défilent dans la capitale. Dans la nuit, des affrontements ont lieu sur la place Verte. Lors d'une allocution télévisée, Seïf Al Islam, le fils du colonel Kadhafi, reconnaît que le pays est au bord de la guerre civile, brandissant la menace d'un bain de sang dans le pays. Il affirme que les bilans du nombre de morts donnés par les médias étrangers sont «très exagérés». Il promet une constitution et de nouvelles lois. Selon M. Al Islam, la Libye est la cible d'un complot provoqué par des éléments libyens et étrangers visant à détruire l'unité du pays et à instaurer une république islamiste.
- 21 février : Lundi matin, HRW comptabilise plus de 230 morts. Plusieurs pays occidentaux se préparent à évacuer leurs ressortissants.