Après la parution de l'excellent « La Dernière nuit du Raïs » en 2015 retraçant les dernières heures de Mouammar Kadhafi, Yasmina Khadra nous emmène et nous invite cette fois-ci à faire un lointain voyage, dans un pays fascinant, insolite et incohérent à la fois, l'un des tout derniers régimes socialistes du monde : Cuba. On le sait, cet auteur prolifique raconte la vie, les belles histoires mais aussi la détresse et les malheurs des gens. Et depuis l'Attentat publié en 2005, la littérature de Yasmina Khadra voyage beaucoup, parcourt continuellement le monde, interroge l'homme et son environnement, et donne surtout la parole aux faibles et aux marginaux, qu'ils soient nés à Bagdad, à Kaboul ou à Syrte. Dans Dieu n'habite pas La Havane*, la sincérité de Yasmina Khadra reste intacte. Il s'abstient de noyer son récit dans une description grossièrement exotique et artificielle de la capitale cubaine, et préfère plutôt dépeindre la vie comme elle est, c'est-à-dire crue et réelle, une Havane contemporaine, belle et figée comme un tableau de grand maî-tre : « une Havane aussi flétrie que les photos dans un vieux portefeuille gardé fermé durant des décennies. Les rues sont les mêmes, sauf que j'ignore où elles mènent ; elles sont hantées par les mêmes gens mais pas par les mêmes visages ; les trottoirs se prêtent moins aux promenades, les nids-de-poule sont devenus des cratères et les belles maisons ne se souviennent plus de leur peinture d'origine ». L'originalité du roman réside sans doute dans son personnage principal, Juan del Monte Jonava, plus connu sous le nom de Don Fuego. C'est une incontournable star des nuits havanaises, vedette du cabaret qu'il fréquente depuis vingt ans, le Buena Vista Café. Chaque soir, accompagné de ses musiciens, de ses danseuses, Don Fuego est sur scène, prêt à régaler le public, même s'il se contente de reprendre uniquement le répertoire de la rumba, et n'a donc jamais écrit une chanson. Qu'importe, le public (surtout les touristes) apprécie toute la mise en scène : le personnage, sa voix, les costumes, la musique et la danse. Une formidable ambiance règne dans ce lieu mythique de La Havane. A l'approche de ses soixante ans, Don Fuego, « le souffle incendiaire des Caraïbes », va pourtant voir sa vie basculer. Pour son plus grand malheur, le gérant du cabaret lui apprend que le Bueno Vista Café, c'est fini. Le « Parti » vient de décider la privatisation de l'établissement, et le cède à une Américaine qui veut le rénover et licencier par la même occasion tout le personnel. Pas de places donc pour les « anciens » occupants. Les Américains (re)viennent et s'emparent d'un lieu chaleureux et chargé d'histoire pour les habitants de La Havane. N'y a-t-il pas une volonté de l'auteur de faire référence au tout dernier rapprochement entre Cuba et les USA ? Don Fuego ressent ce licenciement comme une injustice, une trahison, lui le fils de la « Sirène rousse », ancienne gloire des cabarets de La Havane. L'auteur dépeint les misères de l'ancienne star du Buena Vista Café, désormais au chômage et déambulant dans les rues de La Havane où « Dieu n'a plus la cote ». Pour retrouver la scène, il est prêt à tout : laissant son orgueil de côté, il frappe à toutes les portes (cabarets, hôtels, restaurants...), décidé à accepter toutes les conditions et même à subir les pires humiliations. Que lui reste-t-il alors si ce n'est que d'implorer Dieu, dans cette ville de tous les paradoxes, aujourd'hui en proie au capitalisme ? Mais à La Havane, tout peut arriver. N'importe comment, n'importe où. Le malheureux qui depuis son divorce habite chez sa sœur Serena (dans une maison occupée par douze personnes), va faire la rencontre de sa vie. Celle d'une jeune femme de 20 ans, une paysanne, SDF, qu'il croise la nuit, couchée dans un tram en panne et abandonnée depuis des années dans son quartier. Malgré l'obscurité des lieux, il remarque la beauté de cette jeune femme qui s'appelle Mayensi : « son onde de choc s'est répandue en moi sans rencontrer de résistance, conquérante et certaine de s'ancrer pour toujours au plus profond de mon être ». L'increvable Don Fuego vit une aventure amoureuse avec Mayensi, cette misérable femme passionnée de poésie, à ses yeux elle est « la splendeur incarnée. Elle supplante le soleil et tout ce qui gravite autour ». Le grand amour ne dure que quelques semaines, leur histoire s'achève par un drame, la belle Mayensi tente de le tuer et disparaît. Il part la retrouver, en vain. Il ne garde d'elle qu'un bout de papier dans lequel est écrit un poème intitulé « Don Fuego » qu'elle lui avait dédié auparavant. Un poème chanté par lui et son nouveau groupe les « Insurgentes » (les insurgés), Don Fuego devient le tube de l'été. Pourtant, malgré le succès, son interprète est malheureux, et continue à chercher sa belle Mayensi... *Dieu n'habite pas la Havane, de Yasmina Khadra, 295 pages, 2016, éditions Julliard et Casbah.