Le drame pour le monde arabe est que la mise à mort du nationalisme panarabe, projet autour duquel se cristallisaient toutes les aspirations des masses, a fait remonter à la surface les conflits ethniques et religieux comme autant de forces centrifuges qu'une conception de la démocratie, s'appuyant exclusivement sur le suffrage universel, comme cela a été le cas en Irak, ne feraient que pousser à son paroxysme. Les révoltes populaires qui secouent, présentement, le monde arabe suscitent moult analyses. Pour certains, la grosse majorité, elles préfigurent de lendemains démocratiques pour cet espace géostratégique majeur et principal pourvoyeur d'hydrocarbures, qualifié de « bastion de l'autocratie ». Néanmoins, le cas libyen est venu mettre un bémol aux scenarii angéliques. Les frappes des coalisés, si elles ne visent pas à chasser Kadhafi du pouvoir, comme le soutiennent les Américains, prennent la forme d'une partition programmée de ce pays. La structure sociale de la Libye et l'organisation du pouvoir basé sur le tribalisme, la proximité du sanctuaire terroriste qu'est la région du Sahel, font craindre le pire. Aussi, un éclatement de ce pays, à l'image du « modèle » irakien, en cours de finalisation, est une hypothèse qui n'est plus à écarter. La presse italienne proche de Berlusconi, affirme dans cet ordre d'idée que la France de Nicolas Sarkozy est quasiment le maître à penser de la rébellion de la Cyrénaïque. Le quotidien Libero, citant des documents confidentiels de renseignement français (obtenue par le renseignement italien) et basé sur les rapports dans le bulletin diplomatiques Maghreb Confidentiel, relate comment les services secrets français ont préparé la révolte de Benghazi avec la complicité de l'ex homme de confiance du colonel Kadhafi, son chef de protocole Nouri Masmari, affublé du sobriquet « Libyan Wikileak », réfugié à Paris depuis 21 Octobre 2011, et d' un colonel de l'aéronautique libyenne Abdallah Gehani.(1). Et la Libye n'est peut-être pas un cas isolé. La réalité actuelle du monde arabe plaide largement en faveur de ce scénario : les deux dernières décennies, avec leurs lots d'exacerbation des replis frileux, qu'ils soient communautaires, confessionnels ou (et) ethniques, ont engendré des fractures profondes au sein des pays arabes. Vues sous cet angle, les révoltes de la «rue» arabe prennent l'allure d'une nouvelle pièce du puzzle visant le dépeçage du monde arabo-musulman. La lecture des événements telle que proposée par le leader du Hezbollah libanais, Hassen Nasrallah qui soutenait que la guerre contre le Liban en 2006 « visait à imposer un nouveau Proche-Orient, éclaté en mini-Etats confessionnels et ethniques mis au service des intérêts des Etats-Unis et d'Israël» (2), et que ce projet s'appuie, pour sa concrétisation, sur l'ouverture de «deux portes», l'une à l'Ouest de la péninsule arabique, matérialisée par l'Irak et l'autre à l'Est, représentée par le Liban, n'est plus une simple vue de l'esprit. Les premiers jalons de cette éventuelle issue sont, malheureusement, bien palpables. L'Irak, depuis son invasion en 2003 par l'armée américaine, est, de facto, morcelé en territoires chiite, sunnite et kurde. Et le projet de bâtir le futur Etat irakien sous le régime du fédéralisme donne corps à cette tendance. Au pays du Cèdre, la situation n'est guère différente. Les derniers développements enregistrés sur la scène politique, particulièrement la polémique autour de l'assassinat de Rafic Harriri, tendent à creuser encore plus la ligne de fracture qui sépare les différentes composantes de la société libanaise. Lors de l'agression israélienne contre le Liban, l'analyste français d'origine libanaise, Antoine Sfeïr, soutenait que « la partition du Liban en quatre grandes communautés : chrétiens, sunnites, chiites et druzes, à l'instar de ce qui se passe en Irak, est désormais une éventualité que l'on ne peut plus écarter» (3). Toujours est-il, cela relèverait de la malhonnêteté intellectuelle que d'absoudre les régimes arabes, en place, de toute responsabilité dans cet état des faits. De par leur gestion népotique, autoritaire et absolue, ils ont grandement contribué à créer un climat propice aux soulèvements et ouvert la voie à toutes manipulations. QUEL FUTUR POUR LES PAYS ARABES Quid de la recomposition de la scène proche et moyenne orientales ? La chute de Moubarak en Egypte n'a, pour l'heure, pas tracé de perspectives claires pour ce pays éminemment important pour l'équilibre de la région traversée par un conflit entre musulmans et coptes chrétiens. En Libye, comme souligné précédemment, les germes du tribalisme et le risque d'une exploitation de la situation par al Qaïda Maghreb sont latents. Au Yémen, la rue ne décolère avec en toile de fond des velléités de sécession du sud et une rébellion des chiites zaydites. Au Bahreïn, la majorité chiite, duodécimain celle-là, revendique une monarchie parlementaire qui permettrait aux adeptes de cette obédience de l'islam d'en finir avec le règne de la famille royale sunnite. Même la toute puissante Arabie Saoudite, liée par un pacte depuis 1945 aux Etats-Unis d'Amérique, n'est plus à l'abri de la contestation. La dynastie des Saoud, qui fait face à des soulèvements récurrents de sa minorité chiite (10% de la population selon l'édition du CIA World Factboock), a de quoi s'inquiéter. Les chiites occupent en effet les régions pétrolifères du Royaume wahhabite. Que dire alors du Koweït chez qui 30% de la population perpétue le dogme de l'imam Ali ou des Emirats arabes unis qui comptent 27% de chiites ? Il faut, également, souligner que la zone du Golfe persique, qui renferme les trois quarts des réserves pétrolières du monde, est peuplée à environ 70 % par les disciples de l'imam Hussein. La Syrie, tenue de main de fer par la minorité alaouite (une autre grande branche du chiisme) de Bachar Al Assad, connaît, elle aussi, les bourgeons de la contestation populaire. Cependant, et si cela devait se poursuivre, nul doute que les différences confessionnelles seraient réactivées. La Syrie étant un pays multiconfessionnel à majorité sunnite avec des minorités chrétienne, alaouite, druze et kurde. On n'omettra pas, dans ce sombre tableau, de citer le cas du Soudan délesté de sa partie sud et en butte à des « ambitions » d'indépendance du Darfour et de l'Abyei et des manœuvres visant à créer des minorités opprimées dans les pays du Maghreb. Le drame pour le monde arabe est que la mise à mort du nationalisme panarabe, projet autour duquel se cristallisaient toutes les aspirations des masses, a fait remonter à la surface les conflits ethniques et religieux comme autant de forces centrifuges qu'une conception de la démocratie, s'appuyant exclusivement sur le suffrage universel, comme cela a été le cas en Irak, ne feraient que pousser à son paroxysme. Au vu de la configuration actuelle du monde arabe et des fractures qui le traversent, l'hypothèse d'Antoine Sfeïr, qui soutient que «Les Etats-Unis veulent remodeler le Moyen-Orient en créant des Etats «croupions» fondés sur l'appartenance ethnique » (4) n'est pas à exclure. Ce plan, selon sa grille d'analyse, se traduirait par la formation d'un Etat kurde au nord de l'Irak, d'un Etat arabo-sunnite dans le « triangle sunnite » irakien, d'un Etat chiite au centre et centre-sud de l'Irak, d'un Etat chrétien fondé sur les bases de l'ancienne villaya d'Alep, d'un Etat druze dans le Djebel, le Golan et la Bekaâ-Ouest, d'un Etat pour les alaouites syriens dans la vallée des Nazaréens, d'une enclave arabo-sunnite autour de Damas, d'un Etat chrétien dans les montagnes libanaises, et d'un Etat chiite ou d'une extension de l'Etat chiite «irakien» dans le sud du Liban. (5). Pour l'histoire, au lendemain même de la création de l'entité sioniste, le Premier ministre israélien d'alors, Ben Gourion, cité par Paul Balta, affirmait que seul un Proche-Orient composé de petits Etats pourrait garantir une meilleure insertion d'Israël dans cette région (6). Le journaliste français, spécialiste du monde arabe, note, dans ce sens, que «compte tenu des relations entre les Etats-Unis et Israël, cette atomisation est plus qu'une hypothèse qui servirait sans conteste les intérêts des deux pays.» (7) (1) Franco Bechis, directeur adjoint du quotidien italien Libero édition du 23 mars 2011 (2) Hassan Nasrallah, discours de Bent Jbeïl, août 2006 (3) Antoine Sfeïr, Le Figaro, août 2006 (4) et (5) Antoine Sfeïr «Le Moyen-Orient dans tous ses états», Revue internationale et stratégique 2004 (6) et (7) Paul Balta, interview à El Ouma.com, mars 2003.