Toute crise de l'identité est une crise de l'Etat et inversement toute crise de l'Etat entraîne ou engendre des crises d'identité. Georges Corm en a fait la démonstration avec l'examen minutieux de la guerre civile qui a ravagé son pays et il l'a livrée dans des ouvrages presque inconnus dans notre pays pourtant en besoin pressant d'élaborations théoriques capables de rendre compte de nos propres tragédies et dont il semble bien que les intellectuels vivent encore les pires difficultés à se sortir de constructions idéologiques immédiates qui appartiennent plus au champ de la confrontation des camps en présence qu'au champ de la science ou de l'effort épistémologique. Il est impossible de résumer le travail de Georges Corm, mais sa clarté et sa force permettent d'en souligner l'essentiel, le fond du fond : un Etat entre en crise quand, par manque de ressources ou par choix politiques, il ne peut plus assurer à sa ou à ses populations des perspectives de promotion sociale. Le cas du Liban n'est particulier qu'en apparence avec l'existence de plusieurs communautés religieuses et ethniques marquées –Arabes, Druzes, musulmans et chrétiens appartenant à plusieurs courants religieux– aux statuts très différents sous la domination ottomane à laquelle certaines ont servi, tour à tour, de relais et contre laquelle d'autres ont été en révolte permanente. Cette crise de l'Etat libanais ne provient pas que de facteurs internes, les facteurs externes ont pesé d'un poids très lourd et certainement du poids le plus lourd. Il est né à ses formes actuelles d'existence dans la tourmente de l'effondrement de l'Etat ottoman miné par ses contradictions internes et le blocage des grandes réformes exigées par la bureaucratie militaire. Cette dernière, en difficultés grandissantes à maîtriser le terrain, tout au long du XIXe siècle, aspirait à changer les formes de l'Etat et son organisation pour mobiliser ressources et moyens de sa force mise à mal dès son échec devant Vienne. L'immense califat prenait l'eau de toutes parts et partout en Orient bourgeoisies locales, petit peuple ou grandes tribus refusaient de se soumettre aux taxes et impôts d'une Sublime Porte aux abois sur le plan financier. Tout comme la Rome antique, le géant ottoman allait ployer sous l'effet d'une crise financière qui exigeait de lui de prélever toujours plus sur l'habitant, sapant ainsi les bases sociales et politiques de l'empire et le précipitant dans une «crise de l'Etat». Contre l'identité ottomane de l'Etat dominant naissait selon des formes diverses et à des niveaux très différents une «identification» arabe des populations dominées. L'arabisme naissait au Moyen-Orient. En revendiquant leur arabité, les élites citadines et bourgeoises préparaient le terrain à une émancipation d'un Etat dominateur budgétivore et vorace. L'arabisme qui prend naissance puis corps vers la fin du XIXe siècle est bien une idéologie émancipatrice et anti-turque, adversaire du califat. L'Empire ottoman va perdre tout au long de ce siècle sa suprématie en Méditerranée. Sa flotte ne peut plus faire face à celles de la France et de l'Angleterre, ses corsaires ne représentent plus qu'une force marginale, ses armements ne supportent plus la comparaison avec ceux de ses adversaires. Les forces centrifuges le travaillent profondément et, sur ses marges, l'idée des réformes refusées par les bureaucraties religieuses et civiles gagne du terrain dans certaines hiérarchies militaires. Chute de l'Empire ottoman et éveil de la conscience arabe C'est en Egypte secouée par l'expédition de Napoléon et les pressions constantes de la flotte britannique que Mohamed Ali, à partir de 1805, réalisera ces réformes et essayera de mettre le pays à niveau en réformant l'administration, l'armée, les techniques agricoles et d'irrigation, en introduisant l'enseignement des sciences et des techniques qui font aux yeux des réformateurs la puissances de la France et de l'Angleterre, et en créant des industries d'Etat pour rattraper le retard «technologique». Ce général, envoyé en renfort pour soutenir les mameluks sous-traitants de la Sublime Porte, sortira l'Egypte du blocage économique auquel la gestion de l'empire par le seul souci du butin l'avait réduite. Mohamed Ali réussit deux choses concomitantes : il met fin au sultanisme en Egypte et crée le premier Etat-nation arabe en rupture et en hostilité avec la Sublime Porte. La conscience est aiguë que la supériorité militaire des puissances européennes repose sur leur supériorité industrielle, leur maîtrise des sciences et des techniques ainsi que leur organisation administrative. Une admiration profonde pour cette supériorité pousse les élites regroupées autour de Mohamed Ali ou des idées de la réforme à reconnaître d'abord la supériorité matérielle de l'Occident et à vouloir l'imiter ensuite. La France laïque fascinera les élites militaires de l'armée turque sur tout le territoire de l'empire d'Istanbul à Alger en passant par Tunis. Abdelkader Ibn Mohieddine à peine sorti de l'adolescence rencontrera ce vent des changements en accompagnant son père au pèlerinage de La Mecque. Par une grande faveur de Mohamed Ali, il passera six mois à étudier et à observer les changements en cours dans le pays, à s'imprégner des idées nouvelles et de la nouvelle compréhension du Monde. C'est bien mal comprendre l'Emir et son parcours, les grands bouleversements en cours, les échanges intenses des idées qui circulent en Méditerranée que de croire à une abdication morale de Abdelkader Ibn Mohieddine quand il soulignera l'immense supériorité technique de la France et la nécessité d'en tirer les leçons qui s'imposent pour le monde musulman. Toutes les élites du Monde arabe en train de naître ou de renaître partageaient ce constat. Les réalisations immédiates de l'Emir, techniques et militaires, s'expliquent par ces contacts qui l'avaient éveillé aux nouvelles réalités des confrontations. Le travail de sape de la France et de l'Angleterre L'intrusion de l'Angleterre et de la France va profondément perturber l'évolution du Monde arabe. Elles vont, d'une part, travailler à saper le pouvoir ottoman, capter toutes les hostilités à la Sublime Porte, favoriser toutes les forces centrifuges, et combattre, d'autre part, toute émergence d'une puissance arabe comme elles l'ont fait pour l'Egypte. L'accomplissement de leurs politiques demandera presque un siècle. Il leur faudra attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour dépecer définitivement l'empire, placer leurs alliés au pouvoir dans les provinces, tracer de nouvelles frontières au gré de leurs intérêts, mettre fin à un Etat multiconfessionnel, multiethnique, multilinguistique, déboucher sur la déclaration Balfour et les frontières de l'accord Sykes-Picot. L'affrontement a été rude sur le plan des idées et des identités. Au modèle ottoman, les nations européennes, depuis longtemps en rupture avec les grands empires chrétiens, opposaient l'Etat-nation et son mythe fondateur : l'unicité de la langue, de la religion et de l'origine ethnique. Tout le monde connaît le rôle d'un Michelet dans de telles constructions. Mais l'idéal de tracer de nouvelles frontières totalement adaptées à cette vision ne fut pas possible à la fois pour des questions de rivalités entre puissances coloniales et la réalité du terrain qui avait déjà donné naissance à des proto-nations aux racines historiques bien plus lointaines que celles de ces nouvelles puissances. En pleine dynamique d'émancipation de la tutelle turque, les peuples arabes tombent sous la domination des deux grandes puissances coloniales européennes. Vaincue, l'armée turque va trancher par la force les débats qui agitaient l'empire. Elle mettra fin au partage du pouvoir avec les bureaucraties religieuses et administratives et décrétera la naissance de la nation turque. Elle devait pour cela renoncer à un califat qu'elle n'avait plus les moyens de maintenir et briser les résistances internes qui bloquaient le passage à l'ère moderne, c'est-à-dire au capitalisme pouvant seul assurer la survie de l'Etat non par la collecte du butin mais par la création de richesses et du surplus nécessaire à son fonctionnement. La laïcité turque ne naît pas de l'admiration des janissaires pour la France mais de la nécessité de trancher la question du pouvoir. La Turquie quittera la sphère du Monde arabe, le laissant à des sentiments partagés entre la nostalgie d'un califat revu et corrigé à la hausse et le soulagement d'un monde enfin libéré de ses freins historiques internes. Le Monde arabe passe sous protectorat anglais ou français. Seule l'Algérie connaîtra la colonisation directe significative, c'est-à-dire longue et sanguinaire, une colonisation de peuplement de surcroît qui en fera un cas à part. La Libye aura une autre expérience du colonialisme. Le deuxième choc colonial en Méditerranée a été la création de l'Etat d'Israël avec cette colonisation de peuplement «réussie» puisqu'elle a évincé le peuple palestinien de sa terre au profit des colons juifs. Mais les puissances française et anglaise avaient eu raison de l'Etat ottoman, pas des peuples arabes. A chaque fois, elles avaient défait des démembrements vermoulus d'un Etat malade. Elles ont eu cet immense avantage d'intervenir sur des processus immatures d'identifications nationales. Elles ont surpris les sociétés et les peuples arabes tout au début de leur éveil, démunis d'organisations politiques et militaires significatives, vivant sur des repères très anciens des lois de la guerre et de la gestion des conflits. Deux exemples clés, deux cas extrêmes, peuvent éclairer cet aspect. En 1830, la France défait l'armée ottomane en quelques jours et le dey Hussein capitulera sans combattre. La France mettra 70 ans à briser les révoltes successives des tribus et tiendra moins de 30 ans à l'éveil de la conscience nationale avec l'Emir Khaled et le mouvement national avec sa conséquence ultime, la guerre de libération. Les sionistes arrivent en Palestine avec toutes les traditions et l'expérience militaire moderne, des officiers formés dans des académies et sur le terrain de la Seconde Guerre mondiale, aguerris aux tactiques et aux stratégies les plus récentes, armés d'une idéologie «nationale» et d'une culture scientifique et technique de pointe. Ils affrontent des villageois palestiniens qui ne savent rien du monde, de ses conquêtes, de ses armements et qui vivent encore avec des repères du passé. Les Palestiniens n'ont pas encore fini de se faire aux nouvelles donnes de la politique et de la perte de l'Empire ottoman. Ils font la guerre comme la faisaient leurs pères sans la cruauté et sans la haine des idéologies racistes et coloniales. Ils n'ont aucune idée de l'extermination que postule le colonialisme. Surpris par un nouveau type de domination dont ils n'avaient aucune idée, les peuples arabes mettront des décennies à construire une identité et des organisations libératrices sous la forme des nationalismes arabes. Le mouvement reste inachevé et les indépendances précaires. Les Etats-nations arabes ont échoué dans la plupart des cas parce que, dans la plupart des cas, ces Etats n'ont pas réussi à assurer à leurs populations les promotions sociales promises par le projet. Dans la réalité, ces Etats n'ont pas réussi à dépasser le stade d'Etats nationaux sans devenir des Etats-nations. Ils se sont construits dans la plupart des cas en Etats contre leurs nations. Ils ont ainsi mis en péril les identités si durement construites pour mener les luttes de libération et ouvert la voie aux replis identitaires eux-mêmes générateurs de rêves de nouveaux types d'Etat. Sous la haute surveillance des puissances et sous l'observation minutieuse des puissances européennes qui savent ce que veulent dire l'identité et ses conflits. Autour d'une mer qui n'en a pas fini avec les ruses des puissants et de l'histoire. M. B. œuvres de Georges Corm - l'Europe et l'Orient - le Proche-Orient éclaté - la Question religieuse au XXIe siècle - les Guerres de l'Europe et de l'Orient - Conflits et idendités au Moyen-Orient - Orient-Occident, la fracture imaginaire