• Ecrivain, poète et secrétaire général du Haut Commissariat à l'Amazighité (HCA). Je ne sais pas par où commencer cette lettre. J'ai beaucoup de choses à te dire, au-delà de la vie. Depuis ton assassinat, quant un tôlier a bâti sa fable à l'encontre d'un poète de ton envergure, j'ai traîné mes guêtres complaisamment d'un cauchemar à un autre, d'une ville fétide à une autre architecturalement sauvage. Comme tous, au moment où l'urgence disputait à la vie sa finitude, j'ai noirci des pages pour, justement, faire taire mes frayeurs et mes angoisses. Frayeurs et angoisses d'un lendemain véhément ! Oui, je voulais te dire que je pense souvent à toi, comme un ami penserait à son jumeau qui, lui aussi perdu dans les méandres d'une route à peine assumée. L'ami d'un mot, d'un verbe, d'un poème quant Nabiha faisait de la maison un carnaval à ton retour de voyage. Tu t'en rappelles, n'est-ce pas ? Je voulais te dire également que je n'arrive pas à faire le deuil de ta mort. Je fais preuve d'une franchise totale. Cette lettre n'est pas publique. J'essaie, comme tu l'as fait dans les années quatre vingt, d'effacer des traces tumultueuses afin d'exorciser je ne sais quels démons. Ceux qui ont décapité ton ascension ? Certainement ! De plus, je voulais te dire que des universitaires font de tes textes un élément de recherche. Modeste que tu as toujours été, tu aurais eu par cette information- un sourire contraint. Tu n'aimais pas les fleurs. Mouloud Mammeri, non plus. C'est vrai, des mémoires et des thèses s'échinent à décortiquer tes romans. Ici, « L'exproprié ». Là, « Les chercheurs d'os ». Plus loin, « Les vigiles ». Des articles te sont consacrés périodiquement. Des éloges. Des fleurs sur ta tombe à Oulkhou. Par la Kabylie maritime, Oulkhou s'est transformé en un phare qui guide des navires en déperdition. Je suis dans un de ces navires. Une felouque, plutôt ! Ah, un prix Tahar Djaout a été institué par une sympathique association. Le premier lauréat est une femme. Quelle revanche ! «De la poudre», disait Kateb Yacine.Les amis ? Hamid Tibouchi, ton complice pour toujours, qui a eu la larme aux yeux en parlant de toi dans ce documentaire, hé oui un film sur ta vie, «Un poète peut-il mourir ?», a préféré couper sa barbe barbelée et laissé un «bouc» qui orne son menton de poète de la démesure. Oui, il traîne ses envies là-bas, dans cet ailleurs qui anticipe sur notre fuite. Quant à Hamid Nacer-Khodja, ce pur, ce doux, cet éternel rêveur, traque le sens «sénacien» dans ses moindres controverses. Jean Senac, lui aussi assassiné. Je ne cite que ces deux artistes. Il y en a d'autres. Ils écrivent, chacun en ce qui le concerne, dans l'urgence et la fougue. Ils arrachent au quotidien son historicité pour que l'avenir ne soit pas un cénotaphe pour nous tous. Un rai de lumière, pardi ! Le pays ? Lequel ? Celui sur lequel tu rêvais de déposer ta page de beauté, d'amour, de citoyenneté et d'avenir. Ou celui qui se cherche, se recherche, à chaque souffle de vents contraires. Ou encore, celui de la marge, celui qui a vu dériver Djamel Amrani dans sa «Nuit du dedans». Le pays est toujours au même endroit, prêtant le flanc à une méditerranée de la fuite. Tu manques à ce pays. Par ton intelligence. Ton talent. Ton humilité et ton sourire. Je ne sais comment finir cette fuite en avant. Cela fait un moment que je n'ai pas emprunté le col d'Oulkhou et venir me recueillir sur ta tombe. Ou est-ce à Iboudja ? Je ne sais plus. Je viendrai certainement lire à voix haute des vers de Chérif Kheddam, «A lemri», que les vagues de la mer d'en face répercuteront à l'infini. Jusqu'au ciel !