La nouvelle du décès de Hamid Skif a renforcé en moi l'idée que tout a une fin, sauf que les projections scripturaires, poésie, roman, essai, de celui-ci le font entrer – enfin – dans l'éternité du dire. J'ai douloureusement reçu l'information de ce départ d'un poète de ma génération, comme j'ai eu à souffrir de la mort solitaire du plus marginal de nos poètes, Djamel Amrani. C'est vrai que je me console en me disant que ceux qui tentent l'aventure de l'écriture ont, pour eux, l'éternité d'une mémoire littéraire qui les fera revivre à chaque lecture. Je me fais peut-être des idées ! J'en ai discuté avec Ahmed Azeggagh, luttant comme un homme qu'il était contre une terrible maladie et fumant cigarette après cigarette d'un tabac à faire tousser un maçon, d'une gestuelle qui défie le temps et l'oubli. D'un sourire de grand frère, il me répondra que la douleur n'accompagne que les premiers jours de la mort et de l'enterrement. “Des poings se fermeront”, disait-il et puis plus rien ! N'a-t-il pas raison en fin de compte, puisque ses inédits et ceux de Djamel Amrani sont toujours “inédits”. Les deux Hamid, Tibouchi et Nacer-Khodja m'ont informé par Internet (un outil qui concurrence la poésie, quoiqu'ils se rejoignent par leur virtualité) d'un autre décès ; celui de Rachid Bey, que je n'ai pas eu l'honneur de connaître, même si ses poèmes ont été un esquif pour mes amours adolescentes. Le plus discret des poètes algériens, auteur d'un des plus beaux poèmes de la poésie algérienne de “graphie française”, cadre au ministère de l'Enseignement supérieur, nous a quittés sur la pointe des pieds, comme si son cri : “c'est toujours toi Hayat” avait suffi à la remettre à jamais dans le rang de ceux qui abdiquent devant la force des mots et de leurs usages subversifs. “Terroriser le verbe”, nous enseignait ce frère de lumière, Tahar Djaout. Par nostalgie d'un quinquagénaire et par amour “militant” de la poésie, j'ai fouillé dans ma documentation et j'ai retrouvé l'anthologie de la nouvelle poésie algérienne du regretté Jean Sénac qui a pris le risque de publier ces tisseurs de lumière. “Partager le poème, c'est ouvrir une nacre”, écrivait-il comme prélude aux cris de cette jeunesse assoiffée de soleil, quêtant son quignon de pain et sublimant l'amour dans un platonisme délirant. Ils étaient neuf rêveurs, ardents et suppliants, jeunes et avides d'avenir, riches de leur pudeur et émotionnellement affamés. Youcef Sebti, promis à la destinée d'être le poète national par excellence, le premier à ouvrir la nacre se disait être la proie de la solitude, écartelé entre la “folie et l'enfer”. En ce temps-là, déjà, Sebti – assassiné par la horde terroriste chez lui – écrivait dans une prémonition éclairée ceci : “Bientôt, je ne sais quand au juste/Un homme se présentera à votre porte/Affamé, hagard, gémissant/Ayant pour arme un cri de douleur/Et un bâton volé.” La suite, le poète l'a vécue dans sa chair. Abdelhamid Laghouati vient en second dire ses choix, lui qui, comme beaucoup, réchauffe sa carcasse sous le froid vif de la France. Grenoble ou ailleurs ! C'est du kif au pareil ! Il écrivait : “J'ai un billet de 100 dinars/Juste de quoi enterrer un salaud/Et il me restera 20 dinars/10 pour me saouler/Et 10 pour acheter des balles/Même petites/Quelques balles…” Lui aussi fait dans le silence et la discrétion pour s'offrir la paix. A-t-il réussi ? Rachid Bey, lumineux dans une poésie toute aussi lumineuse, sculptant un “curriculum vitae” à la démesure de son talent. Pourtant, l'administration l'a absorbé, digéré, puis – certainement – mis en retraite des actifs. À 65 ans, il rejoint l'autre rive où d'autres lui déroulent le tapis vert. “Et nous disions que la nuit était courte/Que la mer était triste/Comme un ciel mordu au cou”, écrivait-il quand Hayat projetait sa blondeur. Djamel Imaziten, un autre poète de la pléiade sénacienne, se propose de détailler son “patrimoine du moi” dans une écriture herbeuse et un vocabulaire qui s'entrechoque et s'entrecoupe dans la complémentarité de l'émotion poétique pour dire la volonté d'être et la mal-vie d'un corps en déperdition cosmique. Il nous enseigna la détestation des “forces peu communes et la logique/La jonction des théorèmes et les sottises des formules métaphysiques apprises dans la vie…” Boualem Abdoun, le plus discret de tous je crois, je n'ai pas souvenir qu'il ait publié quelque chose ici ou ailleurs, s'en va soliloquant dans le moindre recoin de son obsession à être libre d'aimer à tous les vents. Où est-il ? Que devient-il ? Subit-il toujours la poésie, comme nous la subissons dans une violence suicidaire ? Il disait dans ce “cantique de l'obsédé” : “Je ne suis pas Narcisse/Le pleur éternel de la nymphée/Le triste amoureux intérieur/Non ! la froide intimité du moi m'effraie/Voilà mon corps qui réclame un autre corps. "Abdoun venait d'avoir" 20 ans pour mourir” du titre du recueil de poésie d'Arezki Metref. Djamal Kharchi n'a pas cessé d'écrire, même si le bureau a ligoté, comme moi, l'esprit et la clarté poétique. Mais c'est déjà un gage d'humanisme pour nous. Sur la photo de l'anthologie, il avait l'âge de ses baskets blanches et de son jean délavé. Mais son regard n'a pas faibli sous le soleil tapant de l'âge. Dans Ton réveil en six éloges, un poème en forme d'escalier qu'il faut dégringoler vite pour éviter le vertige, il écrivait : “Tes paupières s'ouvrent comme une braguette/Sur la maturité du jour/Tes yeux fécondent la lumière.” Et revoilà Hamid Skif, luttant pour un “contre-poème” quand le verbe était à la glorification des trois révolutions. Il n'y croyait pas, tout simplement. Il a tôt compris que “l'opium du peuple” était dans les slogans creux d'un socialisme algérien. “Pour et par le peuple”, il constatait et soulevait le leurre. “Le verbe incandescent/Le fièvre à la bouche/(Hamid Skif)déchire ses mots/Pour en faire une conscience-mitrailleuse”. Tous affirment qu'il l'avait (la conscience). Ahmed Benkamla, qui le connaît aujourd'hui, a viré vers le cinéma, je dis cela de mémoire. Je peux me tromper naturellement. Comme ses pairs, ces poètes des belles années 70, il a dénoncé la mal-vie et le déficit d'avenir de sa génération. Celle des années de l'indépendance. Curieusement, la mal-vie est toujours là et le déficit d'avenir jette la jeunesse algérienne dans des boat-people pour un ailleurs meilleur. Dans Ma peau m'est lourde, Ahmed Benkamla lançait visionnaire le phénomène des harragas : “Ma peau me gêne amis/Ma peau m'est lourde/Qu'elle est belle la prairie où ils vivent/Qu'elle est amère/La steppe de notre rassemblement.” Demandez à la jeunesse ce qu'elle en pense, vous verrez qu'elle réécrira ce poème par le geste. Hamid Nacer-Khodja clôture ce palimpseste collectif dont les échos sont tangibles de nos jours encore. Ce poète de la douceur, du renoncement mystique et de l'humilité sans bornes, “exilé” intellectuellement à Djelfa demeure vigilant malgré les sortilèges de la vie sous toutes ses formes. Il interroge les idées et inspecte les fourmillements, encore vivaces, d'une poésie à renaître. Il a pris sur lui de pérenniser le message de Jean Sénac, c'est tant mieux ! Et ne cesse pas d'écrire son jumeau visionnaire. Si le vent de sable le tolère, il finira son œuvre. En mal d'amour, Hamid Nacer-Khodja lance un cri sourd comme les battements d'un cœur fatigué : “C'est ici, juste ici, parmi la nuit, la sourde nuit, que naquit la profonde terre du verbe aimer”. Je vais remettre ce vieux livre de poésie dont les pages sont jaunies par le temps à son étagère parmi tous les livres que j'ai lus. Je ne donne pas de conclusion à cette crise de nostalgie de presque la soixantaine. J'ai froid à mes doigts quand je pense à ces bourgeons des années soixante et à la génération de floués qu'elle est devenue. Ces poètes m'accompagnent au quotidien et éclairent ma route jusqu'aux prochaines retrouvailles. À plus alors ! Y. M. * Poète et secrétaire général du Haut Commissariat à l'amazighité (HCA)