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Jean Sénac, le grand soleil fraternel
REFLETS
Publié dans L'Expression le 19 - 01 - 2003

«Je parle pour que chacun connaisse mon pays, je parle pour tous les jeunes du monde, et je leur dis: regardez-la, il faut l'aimer notre mère, cette Algérie droite et frappée dans le soleil.»
Cette année, Jean Sénac aurait eu 77 ans. L'année qui commence rappelle son assassinat, il y a 30 ans. Beaucoup en ont parlé, et également de lui sur tous les tons : ses amis sincères (et d'autres, ses laudateurs pour divers intérêts), ses disciples fervents (jeunes poètes inconnus) et aussi les amateurs anonymes de son audacieuse poésie.
Certes, cette poésie, par son objet fait de rêve têtu et de promesses folles, par sa structure inédite de corps désarticulé et par sa libre et multiple expression, a été parfois dérangeante. Sciemment et savamment extravagante, elle lui a valu de nombreuses inimitiés nourries par des personnes des plus insoupçonnées.
Mais cette poésie a toujours été parfumée à l'essence de Vérité, d'Intelligence et d'Amour. Oui, il s'agit d'un amour entier pour son peuple, et pour sa terre natale dont il a fait son exclusive Patrie. Et il y a ceux qui n'en ont rien dit et qui - on doit le comprendre - n'ont ni explication à donner ni compte à rendre à quiconque.
D'autant qu'il est des choses qui s'expliquent d'elles-mêmes ou que, dans bien des cas, paradoxalement, seul le silence sait expliquer...Et dans ces brefs Reflets, que puis-je dire de juste et d'intéressant, quand je sais qu'il faudrait tout un ouvrage pour évoquer, comme on dit, «l'homme et l'oeuvre» au sein de la première Union des Ecrivains Algériens?
C'est qu'il n'est pas simple de parler de Jean Sénac: un grand poète, et surtout un grand personnage complexe, déchiré et secret, et quand même souvent ouvert et quand même souvent fermé, - peut-être même énigmatique à jamais par ses traits physiques naturels qu'il cultivait avec soin et sourire narquois.
Il aimait, selon son état d'âme - «La dure vie la vie à vivre» , s'afficher en portrait fascinant de ressemblance avec celui de Verlaine, de Marx, de Lénine, ou se faire la tronche, celle de «La tronche Machin», son plaisir et sa douleur, Rimbaud.
Cela dit, évidemment, si l'on respecte l'homme et sa sensibilité pour tout ce qui touche à son peuple et à sa patrie algérienne. Ce Jean Sénac, dont il est question, écrivait en 1952: «Je suis Algérien et je suis poète. Je parlerai donc comme ça et j'ouvrirai ma figure au soleil des amis.» Il a tenu parole, et il l'a fait en prodigue lucide sa vie durant de poète et d'Algérien, plein le corps et plein la voix, et «du moins, confie-t-il en 1950, jusqu'au bout de la Parole [...] avec des mots qui secourent le citoyen dans la Cité.»
J'ai connu Jean en été 1956, lors d'une seule et très brève rencontre à Paris, près du fameux «115» du «Boul'Mich», pour lui confier une de mes nouvelles.
A la même époque, j'y ai aussi rencontré, et longuement, M'hamed Aoune, l'immense et discret poète de Sour El-Ghozlane, peu connu du grand public et moudjahid de grande humilité, - et auquel je rends un hommage ému ici.
Quant à Jean Sénac, je l'ai mieux connu à son retour à Alger à l'automne 1962. J'étais professeur; lui faisait partie du cabinet du ministre de l'Education Nationale. En avril 1963, il a été la cheville ouvrière de la rencontre historique d'un groupe d'écrivains dont j'étais, à la librairie En-Nahda tenue par l'ami Hedroug Mimouni, ex-rue d'Isly à Alger.
L'Union des Ecrivains Algériens est fondée, plus tard, le 28 octobre 1963, après avoir recensé et réuni l'ensemble des écrivains de langue arabe et de «graphie» française.
Le bureau exécutif, élu à l'unanimité, comprend Mouloud Mammeri (président), Jean Sénac (secrétaire général) et moi-même (secrétaire général adjoint). Son siège est à Alger, au 12, rue Maître Ali-Boumendjel (ex-Dumont d'Urville).
Depuis cette date, mémorable en tout point, les réunions du Bureau étant très fréquentes pour organiser l'Union et initier ses activités, Jean (lui permanent) et moi (après mes heures d'enseignement) avons travaillé régulièrement, et avec Mouloud souvent jusque tard dans la nuit.
Souvent j'allais, pour discuter avec lui des activités de l'Union, jusqu'à son refuge dans la villa Venezia à la Pointe Pescade (Raïs-Hamidou, aujourd'hui).
D'autres occasions culturelles ont consolidé mes relations avec Jean comme me faire confier la «Page culturelle» hebdomadaire du quotidien national Le Peuple et surtout comme rédiger ensemble le courrier ou concevoir avec lui des plaquettes de poèmes de jeunes auteurs et dont j'ai assuré la frappe au stencil, la mise en pages et le tirage sur une machine empruntée, et bien d'autres travaux qui nous ont paru fastidieux, mais qui sont indispensables d'autant que notre Union ne recevait aucune subvention pour son fonctionnement. Epoque exaltante ! Epoque héroïque!
Notre amitié a toujours été respectueuse et très stricte. Sa signature est un soleil à cinq branches et dit quelque chose de différent et de fort, selon que ce soleil est «seul» ou sous «Jean Sénac». Ici, c'est la chaleur rayonnante de l'amitié, là c'est le don de soi pour le meilleur et pour le pire, sans rien attendre en retour; - j'en ai fait l'expérience. Oui, et puis ces branches figurent surtout «Les cinq doigts du soleil / Cinq rayons d'une main / Heureux le peuple dont la voix passe / Par les cinq inflexions».
Jean Sénac a voué sa personne, son art, sa vie à l'Algérie. Quand rien n'allait comme il voulait, soit à l'Union des Ecrivains, soit dans ses activités culturelles, soit dans ses relations avec quelque autorité administrative, il se retirait dans son refuge à Raïs-Hamidou, gardait le silence, disparaissait un temps.
Il était gentil et tolérant, mais peu ont pu l'être avec lui.
Après 1965, il démissionne de son poste de secrétaire, et plus exactement, en avril 1967, il quitte l'Union. Je ne l'ai plus revu...
Les temps sont bien changés. Rapidement, l'Union périclite. Elle va renaître plus tard...
Jean Sénac trouvera un autre refuge, en sous-sol, une «cave-vigie», rue Elisée-Reclus, où s'amplifiera le sentiment qu'il a de sa déchéance: «Maudit trahi traqué...», et où la mort le saisira brutalement le 30 août 1973. (V. Jean Sénac : Pour une terre possible...., éd. Marsa, Paris, 1999).


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