Le célèbre navigateur solitaire Chichester, après une de ses traversées, ramène des photos prises au cours d'une escale à l'île de Sable : cette terre étrange, moitié terre et moitié mer, moitié mer et moitié ciel, à moitié vivante et à moitié morte, ce fabuleux cimetière de navires en plein Atlantique, au quart de la distance qui sépare New York de la côte espagnole. Le rédacteur en chef d'une feuille américaine à scandale est alerté par une plume anonyme, une de ces bonnes âmes qui ne recherchent que la justice : «Parmi les habitants de l'île de Sable qui figurent sur la photo de Chichester, ce grand bonhomme colossal au crâne chauve qui, comme par hasard, se détourne, ne serait-il pas Edward Howland, l'assassin du juge Regusci et de sa femme, évadé avant son jugement lors d'un transfert et que la police recherche depuis trois années ?» Le rédacteur en chef appelle les loups de sa meute. C'est Mary Boney qui se présente la première. Cette fille ravissante s'est juré de vivre autrement qu'on l'accepte dans sa famille depuis des générations, c'est-à-dire dans la misère, la saleté et la violence du quartier portoricain de Brooklyn. Elle est d'autant plus décidée, dure, effrontée qu'elle est haute comme trois pommes. Elle mesure un mètre cinquante.«Tu pars pour l'île de Sable, dit le rédacteur en chef. Si ce type est Edward Howland, tu me téléphones. Si ce n'est pas lui, tu trouveras bien quelque chose : l'île de Sable, de toute façon, c'est un bon sujet.» Mary Boney se renseigne dans le quart d'heure qui suit. L'île de Sable est bien le lieu le plus étrange qui soit au monde : pas exactement le paradis pour un week-end... C'est une étroite barre sablonneuse dont la longueur est mal connue car elle se déforme sans cesse. Pendant des siècles y ont vécu, dans un effroyable isolement, des naufragés, des pirates, des criminels et des bagnards. Comme un caméléon, l'île prend toutes les teintes de l'océan qui l'entoure. Depuis que l'homme navigue, cinq cents navires s'y sont perdus, dix mille existences humaines y ont pris fin si l'on en croit les récits. Sur ce «territoire» canadien on trouve deux phares, une station de sauvetage, une station de radio, un poste météorologique équipé de radiosonde. Aujourd'hui, seuls les officiers qui occupent cet avant-poste peuvent y amener leur famille et nul n'est autorisé à y séjourner sans autorisation spéciale. Au dernier moment, en examinant à la loupe la photo de l'homme colossal qui semble se détourner pour flatter le cheval qu'il tient par la bride, Mary Boney éprouve un scrupule. Elle dit au rédacteur en chef : «Dis donc, patron, c'est de la délation. C'est tout de même un peu trop moche, comme travail...» Le rédacteur en chef est habitué à manier les scrupules de ses collaborateurs aussi bien que les scandales. Il lui répond : «Ecoute, Mary, ce type est une ordure. Qu'il ait tué un juge, passe encore, mais rien ne l'obligeait à tuer sa femme, non ? Qu'est-ce qui te gêne là-dedans ? — De quoi j'aurai l'air ? dit Mary Boney. — Bon, j'ai compris. Voilà ce qu'on va faire...» La proposition du rédacteur en chef est suffisamment astucieuse pour que Mary Boney l'accepte. Le dimanche qui suit, vers neuf heures, dans une éclaircie inattendue, un petit avion amphibie jaillit de la tempête à deux mille mètres à peine au-dessus de l'Atlantique couronné d'écume. Le pilote, Mary Boney et son photographe aperçoivent une ligne d'énormes vagues déferlant sur des hauts-fonds. Plus loin, des dunes et des plages, quelques habitations et la silhouette lugubre d'un phare rouge et blanc. «Voilà l'île de Sable», dit le pilote. Mary Boney, assise à côté de lui, se tourne vers le photographe qui commence à «mitrailler» à travers le plexiglas et lui dit : «Tu as compris ? Je veux des photos de groupes, que ce type ne soit jamais seul !» (à suivre...)