UN domestique gardait les brebis de son maître. Arrivé aux champs, il jouait de la flûte, les brebis tendaient l'oreille et ne broutaient pas. Un jour, le maître apprit que ses brebis ne broutaient pas, il suivit son domestique à la campagne, et se cacha dans les broussailles. Le berger tira sa flûte et se mit à jouer ; son maître commença à danser, si bien que les broussailles le mirent en sang. Il revint à sa maison : «Qui t'a égratigné ainsi ?», lui demandèrent ses femmes. «Le domestique a joué de la flûte, répondit-il, et je me suis mis à danser.» — «C'est un mensonge, s'écrièrent celles-ci, on ne danse pas malgré soi.» — «Eh bien, reprit le mari, liez-moi à ce poteau, et faites jouer le domestique.» Elles lièrent leur mari à un poteau et le domestique prit sa flûte : notre homme commença à danser, il donna de la tête contre un clou fixé au poteau et mourut. Le fils du mort dit au domestique : «Paie-moi la perte de mon père.» Ils allèrent devant la justice. Chemin faisant ils rencontrèrent un laboureur qui leur demanda où ils allaient. «Devant la justice.» — «Pourriez-vous me dire pourquoi » — «Cet homme a tué mon père», répondit le fils du défunt. — «Ce n'est pas moi qui l'ai tué, repartit le berger, j'ai joué de la flûte, il a dansé et il est mort.» — «C'est un mensonge, s'écria le laboureur, moi je ne danserai pas contre mon gré ; prends ta flûte, nous verrons si je danserai.» Le berger prit sa flûte. Il commença à jouer et le laboureur se mit à danser si bien, que ses bœufs, abandonnés à eux-mêmes, roulèrent dans le ravin. «Paie-moi mes bœufs», cria-t-il au berger. «Viens devant la justice» répondit celui-ci. Ils se présentèrent devant le cadi qui les reçut au premier étage de sa maison. On s'assit : et les deux plaignants exposèrent leurs griefs. Alors le cadi dit au domestique : «Prends ta flûte et joue devant moi, je verrai comment tu joues.» Le domestique prit sa flûte, il en joua, et tous de danser. Le cadi dansa aussi et tomba, comme les autres, au rez-de-chaussée ; tous se tuèrent. Le domestique resta dans la maison du cadi et hérita des biens de chacun.