Frustration «Je ne peux voir la capitale de mon pays que sur des photos et des cartes postales.» Un affriolant béret vert coiffant sa tête noire, toute enveloppée d?un châle rouge pourpre. Ismaïl, adossé au mur de l?une des ruelles principales du centre-ville, pose tôt ce matin, comme à l?accoutumée, sa table de cigarettes, de cacahuètes et autres friandises. Depuis une année, c?est le même quotidien, les jours se succèdent et l?arrachent à ses 18 ans depuis qu?il a été exclu de l?école pour travailler et subvenir aux besoins de sa famille de 11 personnes. Son rêve le plus fou est d?amasser assez d?argent pour ouvrir un kiosque ou un magasin d?alimentation générale. «C?est la seule façon d?assurer ici son avenir et de se stabiliser.» Il se saoule de café et de cigarettes et ce, depuis l?âge de 14 ans pour briser l?ennui et cette solitude pesante. «Ce sont les mauvaises fréquentations, reconnaît-il. Mais il y a peu de temps, j?ai changé mes relations, je veux réussir ma vie. Je ne veux plus vagabonder comme les autres sans rien faire, je ne veux pas non plus rater ma vie.» Sa seule satisfaction est son amour pour Karima qu?il connaît depuis trois mois. «Je l?aime, elle me comprend et me répète sans cesse qu?elle aime les gens pauvres.» Le gosse s?arrête, sert ses clients puis retourne à son mur. «Nous n?avons ni stade pour jouer au foot ni des centres de loisirs pour apaiser cet exil et cet ennui qui nous usent. Notre enfance est aussi vide que ce désert.» Quelques minutes plus tard, Smaïl s?oublie et me raconte ses tracas familiaux, qui enveniment sa jeunesse et ses projets d?enfant. Ses grands yeux noirs s?écarquillent, des larmes apparaissent au coin et il dit sa souffrance : «Il n?y a rien ici, c?est le désert ! Comment peut-on vivre dans une ville qui manque de tout et qui me prive de vie ! J?erre comme un fou dans ses ruelles étroites, poussiéreuses et qui ne respirent que misère. J?en ai marre !» Pendant un moment, le regard du gosse s?attarde sur le chat recroquevillé dans son giron, qui ronronne de joie, attendri par les caresses sirupeuses. «Regarde-le, il est content ! Tu sais, je possède 16 pigeons. Ce sont mes vrais amis, ils brisent ma solitude.» Ismaïl se tait encore, le chat s?échappe d?entre ses longs bras, ça l?ennuie, car l?animal refuse de revenir, malgré ses doux appels. Je n?ai plus de question. Sans se soucier, il enchaîne : «Je rêve de voir Alger, de vagabonder dans ses artères. À ce moment, je pourrai ronronner comme ce chat. Mais je ne peux voir la capitale de mon pays que sur les photos et les cartes postales que je collectionne. Elle est tellement belle ! Les immeubles sont gigantesques et colorés, je n?ai jamais vu cela de près. Il y a aussi des magasins, des salles de jeux, de cinéma, des affiches partout et du monde. C?est une médina vivante. Alors qu?ici, ce sont la tristesse et le vide.» L?enfant lève son regard vers le cortège des journalistes qui sortent du restaurant de l?hôtel, puis confie, bercé par l?émotion : «Alger est une rémanence. Tu penses qu?elle m?aimera ? Et les gens, comment vont-ils me voir ? Mes potes partagent la même envie, mais ils sont aussi démunis !» La première et seule métropole qu?a pu voir Ismaïl est Oran. Il en garde d?ailleurs d?agréables souvenirs. «Les gens sont cultivés et parlent une langue étrangère (le français Ndlr). Je souhaite tellement pouvoir être comme eux !» Ses petites économies lui ont permis de se payer un court séjour familial l?année dernière, un périple qui lui a ouvert les yeux, car c?est à Oran qu?il a su qu?Internet existe. «Je veux vraiment apprendre, mais je ne peux pas et le propriétaire du cybercafé à Béchar n?en connaît pas plus que moi. Je reste des heures à contempler l?écran de l?ordinateur. Je tapote aveuglément les touches, sans vraiment écrire. Dorloter la nouvelle technologie m?apaise. Je vis !» Avec ses doigts brûlés, il arrange son béret, renoue son châle et me propose de faire le tour de la ville. Au seuil de la porte, je méditais sérieusement les mots que m?a répétés mon ami Abderezak avant d?aller à Béchar : «Après Alger, c?est l?Afrique, c?est le vide, il n?a y rien.» Grâce à Ismaïl, je commence à comprendre.