Ce matin-là est un matin anglais de printemps : un peu de soleil et un peu de pluie. Dans la banlieue de Londres des milliers de ménagères, des femmes au foyer en peignoir rose ou bleu ou les deux à la fois, s'apprêtent à vaquer aux soins du ménage. Pour l'instant elles se contentent d'écouter les nouvelles du jour que la radio diffuse. Sybil Marrington n'est pas de très bonne humeur car la veille au soir elle a eu de petits problèmes avec Alastair, son rouquin de mari. Au bout de dix ans de mariage sans enfant, ce sont des choses qui arrivent. Il est question des «pannes» d'Alastair et celui-ci répond en parlant «silhouette et cellulite». Rien que des choses qui fâchent. Alors Sybil se demande une fois de plus si elle a fait le bon choix, si elle ne devrait pas penser à refaire sa vie. Elle est de mauvaise humeur et un peu en colère. En refermant le col de plumes de son déshabillé, Sybil décide de prendre les bouteilles de lait que le livreur a dû, selon l'habitude anglaise, déposer sur le seuil de son pavillon de banlieue. Il passe très tôt, quand Sybil est encore au lit. Alastair, le mari de Sybil, est déjà parti depuis longtemps à l'usine de réfrigérateurs où il travaille depuis six ans. Alastair est un grand Gallois moustachu et un peu chauve. Il se lève aux aurores, se fait tout seul une tasse de thé, récupère dans le réfrigérateur les sandwichs que Sybil lui prépare mécaniquement la veille au soir. Aujourd'hui, il sont, comme il le constate en les entrouvrant, au corned-beef-mayonnaise. Alastair sort de la maison, monte à bord de la petite Austin familiale et, dans l'ombre de la nuit finissante il démarre pour filer vers la gare où il prendra le train qui va l'amener jusqu'à l'usine. Depuis quinze jours une nouvelle secrétaire brune aux yeux brillants illumine le service des maquettes. C'est Manuela, elle a un type portugais qui plaît particulièrement à notre rouquin gallois. Sybil termine une troisième tasse de thé en fumant une cigarette blonde. Elle attend d'en savoir plus sur un mariage qui concerne le palais de Buckingham et sur un scandale qui agite le ministère des Affaires étrangères. Aujourd'hui, Sybil a envie de prendre son temps. Elle se regarde dans le miroir du living-room et se dit qu'il est grand temps qu'elle aille se faire faire sa couleur chez Peggy, sa coiffeuse habituelle, parce que de ce côté-là aussi elle a un peu tendance à laisser les choses se dégrader. On voit bien à ses racines que Sybil n'est pas du tout une vraie blonde. Et puis un rendez-vous chez Peggy est une excellente occasion de papoter. Mais Sybil n'aura pas une minute aojourd'hui pour souffler. La tragédie est à sa porte. — Pussy ! Pussy ! Sybil réalise soudain que sa chatte blanche, la délicieuse Pussy, n'est pas dans ses jambes. Chaque matin pourtant, Pussy a l'habitude de venir ronronner sur le lit conjugal. Souvent Pussy descend au rez-de-chaussée en même temps qu'Alastair et, tandis que celui-ci finit de se préparer, elle se frotte à ses jambes dans l'espoir d'une caresse. — Pussy ! Pussy ! Sybil ne s'inquiète pas tout de suite. Elle comprend où est Pussy : comme souvent, la chatte blanche a profité du départ d'Alastair pour se glisser au-dehors et visiter le jardinet qui fait le tour du pavillon, au cas où une souris imprudente et noctambule se promènerait par là. — Pussy ! Pussy ! Sybil remarque sur la table de la cuisine la boîte de corned-beef qui lui a servi à préparer les sandwichs d'Alastair. Hier, Pussy, qui adore le corned-beef, a fait sa «mendigote» comme d'habitude et Sybil l'a laissée grimper sur la table pour lui permettre de glisser son museau rose dans la boîte de métal et d'en déguster les dernières miettes et la gelée si délicieuse. D'ailleurs, hier Pussy a trouvé au fond de la boîte de conserve une bonne portion de viande de bœuf froide. Pratiquement un repas entier. Sybil jette la boîte vide dans la poubelle au moment où les éboueurs passent. A suivre Pierre Bellemare