On connaît de nombreux cas de Japonais qui, dix, vingt, trente ans après la guerre, résistaient encore dans les îles perdues du Pacifique ou dans la jungle des Philippines. Ces histoires sont d?autant plus étonnantes qu?elles paraissent totalement incompréhensibles à nos mentalités occidentales. On peut d?ailleurs se demander si la plupart de ces cas d?obstination n?émanaient pas tout simplement de cerveaux plus ou moins dérangés ou arriérés. Pourtant, l?émouvante histoire du lieutenant Susuki Tanaguchi et de sa s?ur Mitsuko a de quoi toucher. Le 18 octobre 1944, dans une petite maison en papier des environs de Tokyo, Susuki Tanaguchi, vingt-six ans, ex-employé d?import-export, ex-officier de renseignement sorti depuis peu d?un stage dans une école d?espionnage, se présente devant ses parents. Pour un Japonais, Susuki est plutôt grand. Il a des yeux clairs, le visage long avec une forte mâchoire qui traduit une énergie peu commune. Il vient de recevoir une étrange affectation qui doit le conduire aux Philippines. La marine américaine vient d?y écraser la marine japonaise. Les troupes de MacArthur ont commencé à y débarquer sous un déluge de fer et de feu. Le père de Susuki a soixante-cinq ans, sa mère soixante. Il y a aussi sa s?ur Mitsuko, ravissante dans son kimono et son maquillage blanc de cérémonie. Tous quatre ont revêtu, pour cet adieu solennel, le costume traditionnel. Derrière eux, par la fenêtre, un jardin minuscule, bien ratissé, et la silhouette maigre d?un cerisier en hiver. Susuki s?incline très bas devant son père et sa mère. «Chers parents, dit-il, vous devez me considérer comme perdu pour vous. Je vous prie humblement d?oublier que j?existe.» Ceux-ci, quoiqu?il leur en coûte, n?ont pas une larme. Mais Susuki entend que sa s?ur retient un sanglot. Et les mains de sa mère tremblent lorsqu?elle lui tend un étui. Susuki l?ouvre, il contient une dague. La famille se la transmet depuis des générations. Susuki s?incline une dernière fois et sort de la pièce à reculons. Il grave dans sa mémoire l?image de ces trois êtres chers, de la petite maison en papier et du cerisier. Du 24 décembre au mois d?août 1945, c?est-à-dire jusqu?à la fin de la guerre, la famille Tanaguchi ne reçoit aucune nouvelle. Au printemps 1945, le frère de Susuki a été tué à Nagasaki. Le 11 octobre 1945, la famille Tanaguchi est officiellement informée que le cadet, Susuki, a été tué aussi, dans l?île de Barabac, aux Philippines, en juin 1945. La famille, prise dans la tourmente de la défaite, est très affectée par la mort des deux fils. Mais c?est la s?ur, Mitsuko, qui en souffre le plus. Elle vouait une véritable vénération à son frère Susuki. Il l?aimait aussi beaucoup. Il lui arrive souvent de pleurer dans sa chambre où sont affichées des photographies : son frère la promenant dans un jardin public, son frère la portant sur son dos, s?inclinant devant elle le jour où elle avait sept ans, son frère avec elle devant le cerisier du jardin? A la fin de 1945, la famille Tanaguchi apprend qu?il reste aux Philippines quelques débris de troupes japonaises qui s?obstinent, de-ci, de-là, à une vaine résistance. Mitsuko se prend à espérer que son frère fait partie de ces desperados, car personne n?a pu leur donner une preuve formelle de sa mort. Elle parvient à retrouver l?officier qui a confié sa dernière mission à son frère. Ce démobilisé de quarante-cinq ans, les cheveux courts et gris, brisé par la défaite, la reçoit dans la librairie où il travaille depuis quelques semaines. «Croyez-vous que mon frère soit parmi les commandos qui se battent encore aux Philippines ? ? Au fond, c?est possible? lui répond l?homme. Je me rends compte maintenant que c?est peut-être à cause de moi? Quelle absurdité ! ? Que voulez-vous dire ? ? En application d?ordres supérieurs, je lui ai donné pour mission d?aller dans cette île, rejoindre un commando spécialement débarqué. Ils devaient renseigner l?armée japonaise sur tous les mouvements de navires américains dans le détroit, et y organiser la guérilla. ? Est-ce que cet ordre signifiait qu?il devait se battre, même après l?armistice ? ? Oui. Je lui ai dit : ?Quoi qu?il arrive, vous ne devrez jamais vous rendre, et vous battre jusqu?au bout. l?armée japonaise viendra vous délivrer un jour, même dans cent ans !?» (à suivre...)