L'ordre était clair : les soldats devaient brûler tout le douar Nouari, ce qui n'était qu'un acte de lâcheté supplémentaire de l'armée française à l'égard des populations civiles désarmées. Lorsque nous avons entendu l'officier donner cet ordre, nous avions décidé de sortir pour aller affronter ces lâches agresseurs de pauvres gens sans défense. Si Moussa nous ordonna de nous lever et de le suivre, en tâchant de prendre garde à ne pas nous brûler aux troncs des arbres qui se consumaient en braises. Ne pouvant plus longtemps supporter les exactions criminelles commises par les militaires contre la population civile algérienne, Si Moussa avait décidé que désormais nous ne reculerions plus, et que nous devions attaquer les soldats français quel que pût être leur nombre. J'ai déterré et récupéré mon carnet 1, car la crainte qui m'avait poussé à le cacher sous terre n'avait plus lieu d'être. Nous étions fermement décidés à aller en découdre avec l'ennemi, dont les soldats se trouvaient sur notre gauche. Mais quand nous sommes parvenus à l'extrémité du bois, les soldats avaient déjà disparu, laissant derrière eux le douar en flames. A l'intérieur du bois, nous devions découvrir le corps d'un moudjahid étendu par terre. Après nous être approchés de lui, nous avons réalisé qu'il était toujours en vie. En ouvrant les yeux, il nous reconnut tout de suite et s'écria alors : «Ah, c'est vous mes frères, les moudjahidine, al-hamdou lillâh (Dieu soit loué !)» C'était Si Brahim Khodja, de Blida, le chef du sixième groupe. Nous l'avions déposé sur un brancard que nous avions rapidement entrepris de confectionner avec quelques branches d'arbres et de la toile de bâche qui servait à protéger nos mitrailleuses contre la pluie. Un peu plus loin, nous sommes tombés sur les corps sans vie de deux autres frères de combat : Mohamed Cherfaoui, de Cherchell, qui était dans le groupe de prisonniers FLN ayant réussi à s'évader de la prison de Cherchell, le 16 avril 1956, et Ahmed Abbès, un agent de liaison natif de Mouzaïa. De toute évidence, ces deux-là avaient été atteints par des roquettes. Mais nous aurons la surprise de constater qu'ils avaient eu la gorge tranchée, ayant été achevés au couteau. Sitôt les soldats partis, les malheureux habitants du douar Nouari, si durement éprouvés par notre cause, accoururent vers nous pour nous saluer. Ils nous connaissaient très bien, car nous faisions de fréquents passages dans le secteur. Ils nous apportèrent du pain, du lait, de l'eau, tout heureux de nous revoir vivants, sans s'occuper du feu qui continuait de ravager leurs modestes demeures. Nous fûmes tous très émus et profondément touchés par cette générosité dans le malheur, de la part de ces pauvres gens auxquels leur sympathie agissante à notre endroit avait attiré ce terrible orage d'injustice et d'adversité... Ce genre de comportement nous retournait l'âme et ne manquait jamais de nous culpabiliser, car nous étions très sensibles à tout ce qui touchait le peuple. Je ne crois pas qu'il puisse exister de peuple aussi merveilleusement généreux, aussi courageux et aussi magnanime que le fut le peuple algérien durant les terribles années de la Révolution. (à suivre...)