La nuit suisse est chaude au bord du lac. Mme Frazier a du mal à trouver le sommeil. Elle se retourne dans son lit pourtant confortable. Soudain, elle réalise qu'elle n'a pas entendu Christelle rentrer. Mais avec les cachets qu'elle prend pour dormir depuis son veuvage, cela n'a rien de bien surprenant. Mme Frazier n'a rien à craindre. Quand Christelle rentre sagement vers minuit, sa mère sait parfaitement d'où elle vient : Christelle a été passée la soirée chez son fiancé, Siméon. Oh! pas encore chez Siméon mais dans la famille de Siméon, chez les Maurelon, ceux qui élèvent des chiens. Ils sont bien, les Maurelon : des gens honnêtes, courageux, travailleurs, qui ont réussi à la force du poignet... Christelle et Siméon sont donc fiancés. Ils attendent pour se marier que Siméon soit un peu installé dans la vie pour un bonheur sans grande ambition. Siméon envisage d'être maroquinier. — Christelle ? Tu es là ? Mme Frazier avance dans le couloir à l'étage de leur villa. Elle appelle à voix basse... Pas de réponse ! Christelle dort-elle ? Non ! Christelle ne dort pas : dans sa chambre de jeune fille sage, le lit n'est pas défait. Mme Frazier regarde la pendule : trois heures ! Où est donc Christelle ? Mme Frazier sent un petit pincement étreindre son cœur malade. Que faire ? Téléphoner chez les Maurelon ? A trois heures ce n'est guère convenable. Après tout, il y a peut-être une explication à l'absence de Christelle. Les Maurelon auront voulu fêter quelque chose. De toutes les manières, s'il était arrivé quelque chose à Christelle, Siméon, M. ou Mme Maurelon auraient trouvé le moyen de la prévenir. Mme Frazier se remet au lit, mais comme on peut le penser elle ne parvient pas à se rendormir. Elle réfléchit : «Christelle m'a dit que M. Maurelon a des problèmes depuis quelques mois avec ses histoires de chenil sans permis. Il paraît qu'il a perdu au moins vingt kilos depuis la dernière fois où je l'ai vu... Elle me dit que l'ambiance est tendue dans la maison. Et puis tous ces chiens qui aboient tout le temps pour un oui pour un non.» A huit heures, le lendemain matin, Marguerite Frazier est de plus en plus inquiète de ne pas avoir de nouvelles de Christelle, sa fille unique, le trésor de sa vie. Elle compose le numéro des Maurelon. Au bout du compte, après d'innombrables sonneries sans réponse elle raccroche le combiné. Quand le taxi la dépose devant le 201 de la rue des Flaugettes, rien ne semble bouger dans le pavillon un peu gris et terne où demeurent les Maurelon. Pourtant, le pavillon n'est pas mort, loin de là. Dans le jardin attenant, un chenil de béton et de grillage abrite des chiens de race, des bergers, des bouviers, qui font de bons chiens de garde, des races qui demandent à être surveillées. Tous ces animaux donnent de la voix avec un ensemble angoissant. Que veulent-ils ? La liberté ? De la nourriture ? Mme Frazier hésite : il lui semble que certains chiens hurlent à la mort. Elle dit au taxi : — Attendez-moi un instant, je vais voir s'il y a quelqu'un. Elle ouvre la porte de la grille. Son intrusion dans le domaine des Maurelon semble redoubler la nervosité des chiens dont la voix monte d'un cran. Dans les villas voisines, nettement plus cossues que celle des Maurelon, elle aperçoit des rideaux qui se soulèvent, des ombres de visages qui guettent. Que se passe-t-il ? Personne ne répond aux coups de sonnette de Mme Frazier. Elle insiste. Enfin, il doit bien y avoir quelqu'un ! Christelle lui a dit que depuis quelques semaines les Maurelon vivent pratiquement cloîtrés chez eux, ne sortant que pour nourrir leurs bêtes. Siméon est le seul qui aille en ville pour terminer un stage de maroquinier. Nouveau coup de sonnette : Mme Frazier sent la sueur lui couler le long du cou. Elle reste collée sur la sonnette qui émet un appel strident à l'intérieur. (à suivre...)