II arrive à Mrs Tornday ce qu'il n'arrive qu'à peu de gens dans les statistiques. Quelle chance a-t-on de découvrir un enfant devant sa porte à sept heures du matin ? Met-on encore les enfants devant les portes en 1980 ? La preuve, celui-ci braille. Il braille éperdument dans ce désert glacé d'une banlieue anglaise. Une banlieue industrielle, quelque part dans le Yorkshire, avec les usines au loin et les pavillons alignés. Mrs Tornday regarde sa poubelle. Elle voulait la déposer là, juste à cette place où ce bébé braille. Alors elle lâche sa poubelle et se met à crier bêtement : «Au secours !» Ce qui a pour effet de faire surgir son mari, à moitié habillé et complètement affolé. Un bébé, c'est toute une histoire ! Et ça n'a rien de gai, l'histoire d'un bébé qui commence sur le pas d'une porte. Mrs Tornday a ravalé son émotion et ramassé le bébé braillard dans son berceau portatif. Elle suppute l'âge : sept ou huit mois... peut-être. L'enfant est complètement gelé, transi. Avec ce brouillard, il a sûrement attrapé du mal. Mrs Tornday veut appeler le médecin. Son mari affirme qu'il faut prévenir la police d'abord. Ils se disputent. Mrs Tornday a gain de cause, sur un ton péremptoire : «Je n'ai peut-être jamais élevé d'enfant, mais je vois bien que celui-là a une congestion ! Ta police ! Elle va le traîner dans des commissariats et des bureaux, et pendant ce temps-là il attrapera la mort ! La police, elle attendra !» La police attend, effectivement, mais pas long-temps. Le médecin de famille qui déclare l'enfant atteint d'une pneumonie, décide son transfert dans un hôpital et se met en rapport lui-même avec les autorités. Mrs Tornday n'aura été mère d'un enfant qu'une petite paire d'heures. Mais elle connaît son nom. Sous le matelas du berceau, quelqu'un a laissé un petit mot : «II s'appelle Anthony. Sa mère est morte, prenez soin de lui.» Anthony. Ce petit visage rouge, luisant de fièvre, ces pleurs essoufflés. Mrs Tornday veut connaître la suite. D'abord, elle se rend à l'hôpital tous les jours, en visite, déclarant aux infirmières de garde : «C'est moi qui l'ai trouvé, alors j'ai le droit, tout de même !» Quatre jours plus tard, l'enfant paraît hors de danger et l'infirmière révèle à Mrs Tornday : «Vous savez, ils l'ont identifié ! Le pauvre gosse a échappé à un horrible massacre, paraît-il. Je n'ai pas bien compris. Mais sa mère est morte assassinée !» Mrs Tornday demande le nom de l'enfant, le nom complet. Anthony Gibb, né le 6 juin 1980, sexe mâle. C'est tout ce qu'on sait. «Où va-t-il aller, quand il sera guéri ? — Dans un établissement spécialisé, à moins qu'il ait encore de la famille. Mais j'ai entendu dire que tout le monde avait été tué. Pauvre gosse.» Pauvre gosse, oui. Mrs Tornday est tortillée par une envie ! Oh ! C'est sûrement irréalisable, et elle est folle de penser à ça. A quarante-cinq ans, est-ce qu'on vous permet encore d'adopter un enfant ? L'infirmière fait une moue décourageante : «Vous savez, c'est compliqué ces histoires d'adoption. Et puis il faut bien réfléchir. Vous n'y aviez jamais pensé avant ? — Non. — C'est le choc, l'émotion. Mais il faut bien vous dire que c'est un hasard, il aurait pu être déposé devant une autre porte, et vous n'auriez jamais rien su de tout ça.» Rien su. Oui, mais elle sait. Et veut savoir davantage. Se heurtant ainsi à la logique de son époux. (à suivre...)