Analyse n Les spécialistes tentent de comprendre et d'expliquer ce phénomène nouveau de par son ampleur. InfoSoir : Du point de vue psychiatrique, comment peut-on expliquer l'immolation par le feu ? Le Dr Salah Belmekki : La psychiatrie tente de comprendre ce geste extrême quand elle a la possibilité d'établir une autopsie psychique après coup. Il est cependant souvent difficile de comprendre le choix du moyen suicidaire par celui qui l'utilise. Le suicide proprement dit reste relativement rare et l'immolation, un moyen violent avec un haut degré de léthalité. Celui qui survit souffre de douleurs extrêmes avec des séquelles handicapantes à vie. Quant au choix du suicide par crémation, le courant psychanalytique tente de l'expliquer par l'existence de fantasmes pré-suicidaires de torche vivante du corps transformé en chaleur, en flamme et en lumière mais aussi des fantasmes de martyr, de témoins et d'altérité. Comment peut-on définir l'état mental de la personne qui choisit ce moyen spectaculaire de mettre fin à ses jours ? Et que cherche-t-elle à démontrer ? S'il s'agit d'un «suicide pathologique», dont les déterminants se situent dans le champ de la psychopathologie (les affections psychiatriques et les troubles de la personnalité), on parle de crise suicidaire. C'est le moment qui précède le geste ou la conduite fatale par l'effondrement psychique et la rupture des moyens de défense dans l'évolution du cours de la maladie. Les institutions publiques restent le lieu de prédilection pour les personnes qui passent à l'acte. Y a-t-il un message derrière ce choix ? Le choix dans ce cas semble traduire la fin du patriarcat et de la famille traditionnelle avec tous les liens de solidarité que cela suppose, sans la manifestation des solidarités sociales de type moderne. A l'instar du courant psychanalytique, le courant sociologique d'Emile Durkheim explique le suicide par l'anomie sociale. Il s'agit de la désorganisation profonde de l'espace politique social et économique qui empêche les hommes d'adopter des comportements, disons-le, «civilisés». Les hommes se tournent vers l'Etat et ses institutions, ce qui reste encore cohérent, pour manifester leurs souffrances et leurs protestations devant toutes les formes d'abus et d'oubli, dont ils sont victimes. Les formes de suicide se sont multipliées en Algérie depuis quelque temps : kamikaze, harraga et immolation. Quel est le point commun entre ces nouvelles formes ? Le seul point commun est la probabilité du décès ! Si dans le cas du kamikaze, l'idéologie et le sacrifice jouent un rôle déterminant dans la conduite suicidaire, chez le harraga, en revanche, il n'y a aucune intentionnalité suicidaire. C'est tout le contraire qui l'anime, un désir de vie meilleure et un espoir démesuré dans l'émigration et le changement… Il reste le suicide par crémation ou par immolation dans les formes actuelles qui frappe la conscience de chaque homme. Du même qu'elle interpelle la société dans son ensemble sur les raisons et les motivations de conduites aussi extrêmes. Il y a un malaise algérien qui est l'expression d'une crise morale et éthique dont la partie la plus visible est cette mélancolie sociale, dont chacun d'entre nous a pris conscience. Elle est le résultat d'un cumul de souffrances endurées et de leurs réminiscences permanentes. L'absence d'une parole cathartique qui en permet l'expression dans des espaces balisés à cet effet a fait défaut. Ajoutez à cela trop de rêves et d'attentes déçus, qui ont fini par produire ce que nous endurons collectivement. Comment voyez-vous l'avenir de cette jeunesse, qui a atteint un niveau d'autodestruction jamais égalée ? Des auteurs valables et émérites ont attiré l'attention des pouvoirs politiques, il y a de cela déjà plus de trente ans sur des conduites anomiques qui traduisaient la désorganisation sociale : toxicomanie, prostitution, enfants abandonnés, violences multiples et suicides… C'était le temps de la toute-puissance du politique pour qui ces scientifiques faisaient dans la dramatisation. Le résultat, tout le monde le connaît. Cette jeunesse traduit une souffrance avec le désir profond et puissant de se réapproprier son existence. Elle aspire au changement et à la liberté. À jouir des effets de la modernité, comme toute jeunesse de par le monde. À toutes ses questions, il faut des réponses politiques puissantes et concrètes et des réformes audacieuses. Sans cela, j'ai bien peur que la société ne soit rythmée que par des cycles de violence-destruction jusqu'à l'effondrement.