Un homme parmi les autres. Dans la foule et le train-train quotidien. Comment cet homme peut-il devenir un aventurier ? Au lecteur qui connaît la puissance de l?habitude, le poids des tâches quotidiennes, l?espèce d?enlisement qui fait que, jour après jour, on creuse un peu plus profondément son sillon, qui tous les matins prend le même café dans la même tasse, le même autobus pour le même trajet et qui rencontre les mêmes personnes aux mêmes endroits, nous posons le problème : seriez-vous prêts à changer de café, d?autobus, d?amis, de pays? si tout à coup, il devenait évident que la liberté est ailleurs ? Rares sont les hommes qui se débarrassent d?une routine (confortable après tout), pour se jeter dans l?inconnu. Pour la plupart d?entre nous, la révolte et le goût de la grande liberté sont des crises velléitaires. Une fois traduites en paroles, elles ne vont pas plus loin. Mais derrière le «rideau de fer», il en est parfois autrement. C?est ainsi qu?un homme parmi les autres, dans le train-train quotidien, un homme aussi moyen que possible, peut devenir un aventurier en six jours. A Gdynia, en Pologne, il y a la Baltique, et un drôle de ciel en été : bleu profond. Tous les marins se ressemblent : même bonnet de laine, mêmes vieux pantalons de drap, mêmes mains crevassées. Antoni Klimowicz a dix-sept ans. Il est marin parce que la mer a toujours été là. Mousse, puis homme d?équipage, il partage maintenant la vie du «Jaroslaw-Dabrowski», un cargo qui fait la liaison Pologne-Angleterre. Antoni y mène une petite vie tranquille et laborieuse depuis deux ans. Nous sommes en 1951, par un matin d?hiver. Avec d?autres marins, Antoni passe sa dernière soirée avant l?embarquement dans un bistrot enfumé, peuplé de rires énormes, de bière mousseuse et de femmes légères? A côté de lui, au bar, un individu tout gris. Gris de teint, de costume et d?allure. Son chapeau n?est pas celui d?un marin. Depuis plus d?une heure, il boit consciencieusement avec l?équipage du «Jaroslaw-Dabrowski». Plus exactement, il fait semblant de boire. Car, vers minuit, en s?adressant à Antoni, il n?a pas du tout l?air d?un homme ivre, au contraire. Il paraît tout à fait sûr de lui et du choix qu?il fait en s?adressant à ce jeune garçon. «Voudrais-tu devenir quelqu?un d?important ? ? Pour faire quoi ? ? Quelque chose de très simple. Je voudrais qu?à chaque voyage, tu observes bien ce que font tes camarades. Sur le bateau, et surtout à Londres, aux escales? ? Mais observer quoi ? ? Ce qu?ils font, ce qu?ils disent, s?ils rencontrent des gens que tu ne connais pas, des Anglais par exemple? ? Et puis ? ? Rien d?autre. A chaque retour de voyage, tu me trouveras ici, dans ce café. Nous boirons ensemble et tu me raconteras. C?est tout. ? A quoi ça sert de faire tout ça ? ? A être un bon Polonais. ? C?est de l?espionnage ! ? Si c?était de l?espionnage, je te proposerais de l?argent? ce n?est pas le cas. ? Je ne veux pas le faire ! ? Tu es sûr ?? Bon. ça ne fait rien, n?en parlons plus.» Le lendemain matin, Antoni, l?équipage et le bateau quittent le port. Quatre jours de mer jusqu?à Londres. Une semaine de travail, et retour à Gdynia. C?est la routine. Les semaines et les mois passent. Une année encore et Antoni doit se présenter pour le service militaire. Il a dix-huit ans. Connaissant la mer et les bateaux depuis son enfance, il demande au fonctionnaire qui l?interroge à être incorporé dans la marine. Avec ses qualifications, rien de plus logique. (à suivre...)