A en croire les déclarations officielles, la prochaine année universitaire s'annonce bonne comme une moisson longtemps attendue et encore espérée. On peut y croire sans s'interdire d'ouvrir les yeux sur les moissonneurs et la qualité du blé. Sans vouloir généraliser - ce qui entraîne souvent au jugement forcé ou erroné -, je m'autorise à ne parler ici de ce que je sais. Faire des études de lettres est enthousiasmant, et exige un maximum d'ouverture pour assurer l'arrivée de l'oxygène au cerveau et éviter la répétition de l'œuvre littéraire sous forme de paraphrase plus ou moins habile, habillée de pauvres vêtements, des gueuseries en face de la « belle » comme l'appelle Aragon qui disqualifiait toute espèce de critique littéraire en ce sens que, par essence, toute critique tue l'œuvre. Faut-il pour autant se taire ? Comment faire parler un texte littéraire ? A chacun son métier. Aux uns, tels Aragon et les autres, la création, la part meilleure, celle qui sème les graines dans le jardin littéraire. A nous, universitaires-chercheurs et autres lecteurs professionnels de tous bords, la posture rigide du déchiffreur en laboratoire aseptisé et noyé dans le froid des néons, la tâche ingrate de celui qui remue la terre, fouaille l'humus, secoue l'arbre fertile, d'où il tente de faire jaillir ou tomber le fruit gorgé de sève et de sens. Comment ? Comment disséquer un texte sans énerver l'auteur, sans sectionner les nerfs vitaux d'un corps qui n'a pas besoin de moi pour exposer sa beauté ? Quel exposé opposer à l'œuvre si je veux l'accompagner et non la détruire ou l'appauvrir ? La faire parler en parlant d'elle. Michel Foucault vient à mon secours. Dans L'Ordre du discours, Michel Foucault montre les mécanismes de fonctionnement du discours. Tout commence par le désir qui pousse un individu à franchir le seuil de l'interdit, laissant de l'autre côté, la masse de ceux qui s'en tiennent au permis et à l'épaisseur du conformisme social, moral et politique. En faisant cela, en sortant du lot, l'homme de désir prend le risque d'être taxé de « fou », s'assignant une résidence inconfortable qui est celle de la marge. Et le fait est que l'on aurait toutes les raisons de croire que le « marginal » est déraisonnable, s'il ne s'était assuré les moyens d'avoir raison contre tous, en tout cas, tous ceux qui voyaient dans son action un danger potentiel. La clé des discours est le savoir, et l'on connaît le prix payé par les savants en butte aux différents pouvoirs : d'abord le temporel sous toutes ses formes (empire, monarchie, République), puis le spirituel (pilier du premier comme pierre cardinale sur laquelle se sont bâtis Eglise et autres temples), auxquels viendront s'adjoindre la finance et les médias pour aboutir à la grande collusion qui verrouille aujourd'hui la parole et manipule les foules. L'histoire des sciences et les progrès enregistrés au fil du temps témoignent du combat mené, à la manière de David contre Goliath, par des individus intimement convaincus qu'ils avaient raison, parce qu'ils avaient beaucoup travaillé, lu, pensé, écrit, publié. Elle est bien réjouissante cette idée que la vérité personnelle puisse prévaloir contre les vérités générales, étatiques et éternelles. C'est légitime et c'est tant mieux. Encore faut-il être audacieux et accepter les risques inhérents aux métiers de l'intellect. Michel Foucault m'apprend ce qu'est la transgression et combien elle nous est nécessaire. Il m'ouvre une piste de lecture intéressante à partir du moment où je vois par exemple un Tahar Djaout se faire descendre en plein jour, par des balles dans une tête qu'il avait si bien faite qu'elle a fini par faire peur à quelques-uns. Si la parole de l'écrivain ne pesait rien, s'il ne fabriquait que des affabulations, si son discours n'avait aucune prise sur une réalité contraire à ses idéaux, Tahar Djaout serait encore vivant. Etre de désir, désirant devenir penseur et poète, Djaout a pris le chemin de la marge qui l'exposait à la vindicte de ceux qui entendaient sa voix d'une très mauvaise oreille. Il avait en lui une maladie atavique, une volonté de vérité comme une belle démangeaison de l'intérieur qui mange tout, une conscience suractivée en période de crise qui impose l'imprudence. Pas le choix. Tu te tais, tu meurs. Tu parles, tu meurs. Parle et meurs. C'est exactement ce que Michel Foucault me dit quand il organise tout discours autour des trois pôles du désir, du pouvoir et du savoir qui enclenchent une logique de la transgression qui est parfois mortelle. Ne pas invoquer la malchance ni le hasard. La mécanique est froide, froidement calculée par les bourreaux multiformes, passionnément et sereinement évaluée par la victime. L'intellectuel est en situation, et cette situation, il la connaît si bien qu'il la pense ; c'est pourquoi il s'autorise à la décrypter, à dire des vérités nécessairement dérangeantes. Alors, bien sûr, on évitera d'en faire un héros ou un homme superbement seul, retranché dans une tour d'ivoire ou un club élyséen, regardant les choses de loin ou de haut. L'homme voit bien et de très près les mensonges idéologiques d'Etat, la justice de deux poids, deux mesures, les privilèges à sens unique, parce qu'il est en immersion dans le corps social. Alors ? Alors, j'en arrive là où je voulais en venir. Il n'est pas permis de dire que celui qui fabrique des discours vrais à partir d'une réalité connue et vécue par d'autres, n'est pas transgresseur. C'est pourtant l'énormité qui a été proférée au cours d'une rencontre organisée par des étudiants en hommage à Tahar Djaout à l'université d'Alger. Soucieux d'assurer la pérennité d'une pensée fauchée à la fleur de l'âge, un groupe de jeunes Algériens, passionnés de littérature, se sont vu asséner la pire des platitudes qui vaut bien un second assassinat : Tahar Djaout n'a fait que dire ce que tout le monde - le peuple algérien, ah ! le bon peuple ! - savait. Quelle bonne blague. Pas de distinction entre un Zola qui placarde son J'accuse sur le front d'un Etat félon et ceux qui, anonymes et silencieux, disent que Dreyfus est innocent, dans la rue ou dans les cafés. Ben, voyons ! La banalisation de la vérité, rendue chose commune comme le plus épais des bons sens, coupe la langue à l'individu suspecté de vérité aussi sûrement que le sabot d'Attila ôtait à l'herbe toute velléité de repousser. La blague est bonne. Allez, après cela, faire des études de lettres. Essayez de faire aimer des textes qui ont le goût personnel d'un homme ou d'une femme qui n'ont jamais eu qu'une seule ambition : devenir un auteur, imprimer sa marque dans le langage commun, en dégager une belle œuvre à force de malaxer ce matériau brut qu'est le réel. Pas de transgression. Pas de vérité. Surtout pas. Dans certains lieux, là où règne l'ordre trouble, certains mots sont devenus tabous, exactement comme le démontre Michel Foucault, mis récemment à l'index dans les cercles très fermés de la nouvelle société universitaire et algéroise. Raison ? Puisqu'il faut répondre aux étudiants choqués par l'anathème, on leur dit que Michel Foucault est philosophe. Comme si la littérature pouvait échapper à la philosophie, et les études au sérieux et à la rigueur. La rentrée universitaire sera bonne, paraît-il. Quelles semailles ? Pour quelles moissons ?