Six regards se sont posés sur le président binoclard et débonnaire dès qu'il est entré dans la sévère salle d'audience de Cologne. Six regards qu'on ne peut pas oublier car ce ne sont pas les regards habituels des criminels que l'on traîne devant un tribunal. Les quatre hommes et les deux femmes qui se tiennent dans le box sont des gens ordinaires, parfaitement honnêtes. Ils n'ont jamais eu affaire à la justice et rien ne les y disposait. Ce qui leur est arrivé est imprévu, sournois, terrible. Cela pourrait arriver à n'importe qui peut-être, qui sait ? C'est la question que se posent dans la salle le public et les journalistes qui sont venus, nombreux mais étrangement muets. Et cette histoire est une façon de savoir si n'importe lequel d'entre nous mériterait ou non d'être comme ces gens-là, dans le box des accusés. Il y a, d'abord, le jeune Jean-Didier Muller, un brave garçon barbu de vingt-trois ans qui exerce la profession de transporteur de journaux. Il regarde le président les lèvres et les dents serrées. Mais il a presque les larmes aux yeux : son père et sa mère sont dans la salle. Il y a un joyeux luron moustachu, chef de service dans une banque, répondant au nom d'Adolf Nisseau, trente-huit ans. Ce bavard connu pour sa jovialité est en ce moment muet comme une tombe. Le front plissé, il jette par moments un regard gêné sur un collègue qui se trouve dans la salle. Il y a aussi Herman Fohlen, fonctionnaire chauve et timide qui cache son angoisse, et peut-être sa honte, en regardant fixement le bout de ses doigts. Il y a un architecte de trente-huit ans, au visage intelligent et racé. Il essaie de sourire, sans doute pour rassurer sa femme, blonde et bourgeoise, assise dans le box à côté de lui, dont il tapote par moments la main. Près d'elle, Mme veuve Miller que l'architecte tente par moments de réconforter du regard. Elle est pâle comme une morte. Son fils est dans la salle. Quatre hommes et deux femmes attendent que l'on reconstitue les événements qui les ont conduits là en accusés. C'est d'abord la déposition du jeune Jean-Didier Muller, le barbu, transporteur de journaux, âgé de vingt-trois ans. «Vers quatre heures trente, explique le jeune homme d'une voix sourde, je roulais avec ma camionnette sur la nationale 352.» Le président l'interrompt : «Il faut signaler, remarque-t-il en essuyant ses lunettes, que la route avait été dégagée, mais que la campagne était couverte de neige, notamment sur les bas-côtés; d'ailleurs, il recommençait à neiger. Et tout ceci s'est déroulé par une température de moins seize degrés et dans la nuit du 1er au 2 janvier. Aviez-vous consommé de l'alcool, Muller ? — Non, monsieur le président. — C'est bon, continuez. — Eh bien ! Cinq kilomètres après la sortie de la ville, j'ai aperçu un corps dans la neige. Je me suis arrêté. Puis j'ai fait une marche arrière. Je me suis rendu compte que c'était un homme et qu'il était presque nu... et... je suis reparti. — Pourquoi n'êtes-vous pas descendu de voiture,monsieur Muller ? — Parce que j'ai craint que ce ne soit une ruse et que l'homme n'ait organisé cette mise en scène pour m'attirer vers lui et m'agresser. Mais j'ai prévenu la police lorsque je suis arrivé à destination. — Nous vous en rendons grâce, monsieur Muller. Seulement, votre destination, c'était un dépôt de journaux, cinquante kilomètres plus loin, donc quarante-cinq minutes plus tard.» (A suivre...)