Les deux petits hommes marchent sur la route, l'un derrière l'autre. Devant, Francisco Berguez, balayeur de son état. Derrière, Benito Pascual, balayeur de son état. Ils portent le même costume gris sale et la même casquette, généreusement offerts par la ville de Lerida en Espagne. Pour leurs bons et loyaux services, la même ville leur octroie 70 pesetas de salaire par semaine et un balai chacun. Aujourd'hui, 4 juillet 1953, Francisco et Benito ne traînent pas leurs balais. Ils sont en voyage. Francisco, maigre, grand nez et petit front, s'assoit au bord de la route. Il a chaud, et il fait de l'air avec sa casquette. Derrière lui, à quelques pas, Benito s'est immobilisé, la bouche sèche. Il regarde fixement deux choses : le crâne de son compagnon, un crâne aux cheveux rares, enduits de gomina, et une énorme pierre juste derrière ce crâne, posée là, à portée de main. II n'y a qu'à prendre la pierre, il n'y a qu'à la soulever bien haut, et frapper fort avec un grand élan du corps et un cri : «Tu meurs, Francisco ! Meurs... Que Dieu te garde !» C'est fait. Benito n'en revient pas, il a pensé et tué en même temps. Le soleil joue avec la poussière de la route. Le sang et la gomina font un curieux mélange. Le long nez de Francisco Berguez s'est écrasé dans la poussière et Benito fouille les poches du cadavre avec rapidité. 2 300 pesetas. Le voleur, le criminel s'enfuit avec 2 300 pesetas. A-t-il tué pour ça ? Non. Deux jours plus tard, dans le bureau d'un commissaire de police, à Lerida, Benito crie, supplie et se met à genoux : «Non, ce n'est pas pour l'argent, non ! C'était mon copain !» Mais le policier ne le croit pas. Peut-on croire un balayeur ? Un balayeur a-t-il d'autres sentiments, d'autres mobiles pour tuer, que les économies de son camarade ? Sûrement pas. Il a tué, il a pris les 2 300 pesetas et il a fui sur la route comme un fou. Les carabiniers l'ont arrêté au premier village, alors qu'il se taise, l'immonde, qu'il aille croupir en prison jusqu'au moment d'affronter les juges. Il aura droit au garrot. Le bourreau l'étranglera, comme le veut la loi. C'est tout. Dans sa prison, Benito Pascual prie à genoux devant une croix qu'il a dessinée sur le mur de la cellule. Ses trois compagnons, assassins et voleurs chevronnés, ricanent. «Hé, si tu crois que le Bon Dieu existe, pourquoi tu ne lui demandes pas de scier les barreaux ?» Il pleure, Benito, de vraies larmes, il a mal aux genoux, à force de prier, mal à la tête à force de répondre : «Je l'ai tué parce que c'était mon copain.» Devant le juge, c'est la même rengaine : «Je l'aimais, mon copain, je l'aimais. Ça fait dix ans qu'on balayait ensemble. Lui, il faisait le tour de la cathédrale et moi je faisais la place autour de la fontaine. A midi au soleil, on mangeait tous les deux à l'ombre de l'église. — Mais tu l'as tué ! Tu lui as enfoncé le crâne à coups de pierre, et tu l'as achevé, pourquoi ? Pour lui prendre son argent, Benito, c'est tout. D'où venait cet argent ? — C'étaient ses économies. Il avait gardé presque toute sa paie depuis un an.» Benito se redresse sur la chaise de bois, il secoue ses menottes, et frappe sur le bureau du juge : «C'est ma faute ! Mais je jure devant Dieu qui me regarde, que je ne voulais pas l'argent.» Un carabinier l'oblige à se rasseoir brutalement et l'injurie : «Tais-toi, tu dois le respect à M. le juge, chien ! Vermine ! Assassin !» Alors Benito se remet à pleurer. Comment faire comprendre à cet homme instruit qui doit le punir que lui, Benito, a les idées qui s'embrouillent dans le crâne. A suivre Pierre Bellemare