Ecoutez quel festin exquis nous avons fait hier ! dit une vieille souris à une de ses commères qui n'avait pas assisté au repas. Je me trouvais la vingtième à gauche de notre vieux roi ; j'espère que c'était là une place honorable. Cela doit vous intéresser de connaître le menu. Les entrées se suivaient dans un ordre parfait : du pain moisi, du suif, et, pour le dessert, des saucisses entières ; et puis cela recommença une seconde fois. C'est comme si nous avions eu deux repas. On était tous de joyeuse humeur ; on disait des niaiseries. «Tout fut dévoré ; il ne resta que les brochettes des saucisses. Une de mes voisines rappela la locution proverbiale : soupe à la brochette, qu'on appelle aussi soupe au caillou dans d'autres pays. Tout le monde en avait entendu parler ; personne n'en avait goûté, et encore moins ne savait la préparer. «On porta un toast fort spirituellement tourné à l'inventeur de cette soupe. Le vieux roi se leva alors, et déclara que celle des jeunes souris qui saurait faire cette soupe de la façon la plus appétissante deviendrait son épouse, serait reine : il donna un délai d'un an et un jour pour se préparer à l'épreuve.» L'idée n'est vraiment pas mauvaise, dit la commère. Mais comment peut-on préparer cette bienheureuse soupe ? Oui-da, comment s'y prendre ? C'est ce que se demandent toutes nos jeunes demoiselles de la gent souricière, et les vieilles aussi. Toutes voudraient bien être reine ; mais ce qui les effraye, c'est que, pour trouver la fameuse recette, il faut quitter père et mère et se lancer, à l'aventure, à travers le vaste monde. Qui sait si, à l'étranger, on trouve tous les jours son content de croûtes de fromage ou autres ? Il est probable qu'on y doit souffrir la faim ; puis l'on risque fort d'être croqué par le chat. Et, en effet, cette vilaine perspective refroidit vite l'ardeur des jeunes souricelles ; il n'y en eut que quatre qui se présentèrent pour tenter l'expérience. Elles étaient jeunes, gentilles et alertes, mais pauvres. Chacune se dirigea vers un des points cardinaux ; on leur souhaita à toutes bonne chance. Elles partirent au commencement de mai ; elles ne revinrent que juste un an après, mais trois seulement ; la quatrième manquait ; elle n'avait pas non plus donné de ses nouvelles. Le jour fixé était arrivé. Tout plaisir est mêlé de quelque peine, dit le roi ; la pauvre petite aura péri. Puis il donna l'ordre de convoquer, dans une vaste cuisine, toutes les souris à bien des lieues à la ronde. Les trois souricelles étaient placées à part, sur le même rang ; à côté d'elles, une brochette recouverte d'un voile noir, en souvenir de la quatrième, qui n'avait pas reparu. Il fut ordonné que personne ne pourrait émettre un avis sur ce qui allait se dire, avant que le roi n'eût exprimé son opinion. Ce que la première souricelle avait vu et appris dans ses voyages. Je commençai par m'embarquer sur un navire qui vogua vers le nord. Je m'étais laissé dire que le maître qui était un habile homme, qui savait se tirer d'affaire, et que sur mer, en effet, il fallait pouvoir faire la cuisine avec peu de chose. «Peut-être, m'étais-je dit, sera-t-il obligé de faire la soupe avec une brochette ; nous verrons alors comme il s'y prendra.» Mais, pas du tout ; il y avait là quantité de tranches de lard, de gros tonneaux de viande salée et de belle farine. (A suivre...)