Le revenant On l?appelait Aïssa. Aïssa le fou. Personne ne savait, dans ce village de Trézel, au sud de Tiaret, qui il était ni d?où il venait. Il était arrivé un matin d?automne par le premier car Morry qui desservait la ligne Laghouat-Oran. On l?avait déposé devant l?agence de voyages et... adieu Aïssa. Ses tuteurs l?avaient abandonné là, sur le trottoir, sans un mot, sans une adresse, sans une explication. La cinquantaine bien tassée, Aïssa était un homme trapu et portait une barbe grisonnante bien fournie. Vêtu à la manière des paysans du Sersou, il passait à travers la foule sans éveiller le moindre intérêt ni le moindre regard. Les Trézéliens avaient fini par s?habituer à ce curieux personnage qui arpentait du matin au soir les rues du petit bourg. Les poches remplies de papier journal ou de documents ramassés dans la poubelle du tribunal de police, Aïssa, qui était analphabète, passait le plus clair de son temps à baver et à tempêter contre de vrais... ou de faux procéduriers qui l?auraient dépouillé de ses biens... Cette justice à deux vitesses dont il aurait été la victime, Aïssa s?en plaindra aux enfants que nous étions, aux murs de la mairie, à la pelouse du jardin public, aux vestiaires du stade Roland-Garros, aux grilles rouge et vert qui protégeaient l?entrée de l?unique cinéma de la steppe, le «Ciné Nador», il s?en plaindra aux passants, aux clients du café maure «Antar», aux poivrots du zinc de Mme Cloup ou celui de M. Claude Savournin. Il s?en plaindra même au vieux Boudjemaâ que l?on disait Soudanais et qui avait une jambe de bois. Lui grillait merguez sur merguez aux alcooliques du bar de M. Violet et l?autre lui débitait et redébitait son histoire jusqu?à s?étouffer de colère et de fumée ! On ne savait pas où il passait ses nuits, Aïssa, ni chez qui il était hébergé. On ne savait pas qui le lavait, où il mangeait et où il faisait ses besoins. Mais on était sûr d?une chose, en revanche : il parlait, il parlait, il ne faisait même que cela. Personne ne l?écoutait plus, on l?évitait et nous, gamins pas plus hauts que trois pommes, on l?insultait avec la cruauté de notre âge. Et bientôt, Aïssa se confondra avec le décor. Personne n?y fera jamais plus attention. Alors qu?un après-midi de grande chaleur, il marmonnait entre ses dents les interminables déboires de son procès, une vieille femme le croisa, s?arrêta deux mètres plus loin, revint sur ses pas, le dévisagea et tomba dans les pommes. Il y eut un attroupement instantané. On lui mettra bien une clef dans la main, on essaya de la réveiller en l?arrosant de parfum «Zouaï», à coups de taloches, mais rien. Ce ne sera que deux heures plus tard qu?elle reprendra enfin connaissance dans l?infirmerie coloniale du village. Et sa révélation glacera d?effroi toutes les bonnes femmes accourues s?enquérir de ses nouvelles. Selon elle, Aïssa serait mort il y a dix ans. Pas un autre. Lui. Elle en était d?autant plus sûre que c?était son cousin. Le lendemain, curieusement, Aïssa avait disparu. Personne ne l?avait vu partir. Et personne ne le reverra plus jamais...