A travers la pluie violente qui s?écrase contre le cockpit de l?hélicoptère, l?aiguille du Dru apparaît noire, sinistre, insolemment haute. En ce mois d?août 1966, on se croirait en plein hiver. L?hélicoptère, secoué par de violentes rafales, tourne prudemment autour de ce fantastique morceau de marbre : telle apparaît l?aiguille du Dru, brillante de glace. Le pilote de l?hélicoptère est pessimiste. «Si on les trouve, dit-il, personne ne pourra les sauver !» A côté de lui, le colonel responsable de la sécurité civile s?entête : «Continuez, tournez encore une fois !» Il scrute chaque veinure, chaque fissure minuscule dans l?effrayante paroi de glace qui les écrase de sa masse. Brusquement, le colonel lève ses jumelles. «Là ! Ils sont là !» Dans le vent chargé de grêle, deux hommes sont là, accrochés au bord d?un abîme de sept cents mètres. Au-dessus d?eux, il y a un surplomb. Ils ne peuvent ni monter ni descendre. Voilà huit jours et huit nuits que Heinz Hamisch, vingt-trois ans, et Hermann Muller, vingt-cinq ans, sont bloqués, là, à 3 300 mètres d?altitude. Sur une arête glissante large d?un mètre à peine et longue de deux, ils attendent un impossible sauvetage. Il y a deux jours qu?ils n?ont ni mangé ni bu, à part quelques poignées de neige, par dix degrés au-dessous de zéro. L?hélicoptère ne peut pas s?approcher de la paroi, à cause du surplomb. Lorsqu?il rentre à Chamonix, les téléscripteurs crépitent dans les journaux du monde entier. On annonce qu?on va mettre en ?uvre les plus importants moyens déployés jusqu?à ce jour pour un sauvetage en montagne, mais que cela ne suffira pas pour ramener les deux alpinistes allemands vivants. Chaque dépêche, à partir de cet instant, sonne comme un glas : «Trente secouristes de l?école militaire de haute montagne tentent le plus difficile sauvetage jamais entrepris dans le Mont-Blanc», «Les secours n?arriveront que samedi ou dimanche, si tout va bien, et il neige», «Le mauvais temps a empêché les hélicoptères de prendre l?air», «Les 64 as de la cordée de secours sont repartis malgré la tempête», «Un hélicoptère de la Protection civile a réussi à prendre l?air, mais l?appareil n?a pu s?approcher», «Les cordées de secours clouées sur place par l?orage. Tant d?efforts pour ramener des cadavres : c?est ce que l?on commence à penser.» Dans la neige à ce point épaisse qu?on se croirait au plus dur de l?hiver, les cordées s?acharnent malgré tout. Plusieurs militaires sont blessés par la foudre et les chutes de pierres. Les moyens techniques, l?expérience de la montagne, l?endurance physique et l?héroïsme lui-même deviennent impuissants : c?est alors qu?apparaît l?homme de l?impossible, une sorte d?ange sous un déguisement de vagabond, amoureux de tous les vertiges : Gary Hemming. Ce grand garçon maigre aux cheveux d?un blond roux n?est pas un inconnu dans la région de Chamonix. Pas un habitant de la vallée qui ne connaisse sa silhouette échevelée, sa vieille chemise écossaise, décolorée par les lessives, son pantalon d?escalade rapetassé de mille pièces et son bonnet de laine rouge. Depuis six ans, il vit sous une petite tente, ici ou là, dans les Alpes. On dit qu?il n?a d?autres moyens de subsistance que les cinq dollars que sa mère lui envoie chaque semaine des Etats-Unis. On ne sait même pas son âge. «J?ai plus de vingt et un ans, dit-il, mais je ne saurais pas vous dire combien d?années de plus.» Son visage est buriné, ascétique. Mais les yeux bleus ont la clarté de l?enfance. Ce jour-là, il est à Courmayeur, en Italie, de l?autre côté du Mont-Blanc. Il prend le café avec un de ses amis. Il est midi lorsqu?il lit dans Le Dauphiné libéré : «Erreur meurtrière au Vietnam. Près de Danang, un chasseur américain s?écrase sur un village : vingt-quatre morts.» Mais un autre article attire son attention : «Sur la face ouest du Dru, deux alpinistes en perdition. Les deux Allemands sont bloqués sur une rive étroite, sans possibilité de monter ni de descendre. Leur sauvetage paraît impossible, étant donné les conditions atmosphériques.» (à suivre...)